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mère d’un enfant de onze mois, elle avait, pendant dix-sept ans, administré sagement son petit État. Amie des lettres et des arts, elle avait donné Wieland comme précepteur à son fils, le duc Charles-Auguste et, l’éducation de celui-ci achevée, le précepteur était demeuré à la cour de son élève en qualité de conseiller ; mais l’élève, majeur depuis 1775, n’avait pas tardé à subir une autre influence, celle de Goethe qu’à l’âge de dix-sept ans il avait rencontré à Francfort et qu’il avait déterminé à s’établir à Weimar. Lorsque Mme de Staël arrivait dans cette petite principauté, il y avait déjà plus de vingt-cinq ans que Goethe y trônait en ministre tout-puissant, administrant depuis les finances jusqu’au théâtre. Souverain et ministre vivaient en bon accord et l’on comprend que dans ses entretiens avec Eckermann, Gœthe, reconnaissant, se soit exprimé en termes flatteurs sur le compte du prince auprès de qui s’était écoulée la plus grande partie de sa vie. Il parle « de sa nature sérieuse et richement douée qui était toujours avide de nouvelle connaissance. » Il le tient « pour un des plus grands princes que l’Allemagne ait possédés, » et il va jusqu’à le comparer à Napoléon, car Charles-Auguste aurait été soumis par momens, comme l’était Napoléon, à ce que Gœthe appelait le démoniaque, c’est-à-dire à une force mystérieuse qui agirait sur l’homme par instans et à son insu, en le rendant supérieur à lui-même[1].

Le duc Charles-Auguste avait eu également l’art d’attirer dans son petit duché Schiller, qu’il avait trouvé en 1790 professeur à l’Université d’Iéna, d’abord sans traitement, puis avec un traitement de 200 thalers par an. Ce fut lui qui le rapprocha de Gœthe et on lui doit cette noble amitié entre les deux grands poètes rivaux, qui est un des beaux et rares traits de l’histoire littéraire.

Le duc Charles-Auguste avait épousé, un mois après sa majorité, la princesse Louise de Hesse-Darmstadt. L’union ne devait guère être heureuse. La duchesse Louise était une femme d’une âme et d’un esprit très nobles, et d’une nature passionnée, bien qu’elle fût au premier abord d’une froideur un peu déconcertante. Elle poussait le sentiment religieux jusqu’au mysticisme et était demeurée très pure de goûts et d’imagination,

  1. Entretiens de Gœthe et d’Eckermann, traduits par M. Delerot, t. II, p. 270 et passim.