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26 mars. — Hier matin, la duchesse de Dino a réuni du monde chez elle pour nous faire entendre quelques chœurs et morceaux d’un opéra composé par le comte de Ruolz[1], camarade de collège d’Alexandre de Périgord. Ce jeune homme a un talent remarquable pour la composition. Cet opéra a été joué à Naples et a eu beaucoup de succès en Italie. Mme de Dino a fait exécuter cette musique par les chanteurs et choristes italiens ; le tout a été parfaitement bien rendu et m’a donné une grande idée de cet opéra.

Le comte de Ruolz a une très jolie fortune et il est un homme de naissance. Il poursuivait je ne sais plus quelle carrière, lorsque la révolution de Juillet a éclaté. Lui et toute sa famille sont trop attachés à la branche déchue pour qu’il lui fût possible de servir sous le nouveau gouvernement : il y renonça donc et se consacra exclusivement à la musique. Il paraît cependant qu’il y a une certaine fatalité qui s’attache à ses pas pour le mettre sous la protection du Juste Milieu, chose qu’il voulait pourtant avant tout éviter. Parmi tant de maisons où il pourrait aller, comment se fait-il qu’il ait précisément choisi l’hôtel Talleyrand, pour faire son début à Paris dans la carrière musicale ?

Mme de Dino a réuni pour ce petit concert du matin toutes les femmes les plus élégantes de Paris, les plus aristocratiques de toutes celles qui la connaissent et qui viennent chez elle, mais elle n’a pas invité la société qu’elle appelle officielle, pas même Mme Thiers, qui est bien la personne la plus officielle dans ce moment, puisqu’elle est la femme du président du Conseil et du ministre des Affaires étrangères.

M. de Talleyrand, qui déteste la musique, n’a pas paru. La princesse de Liéven n’est arrivée qu’à la chute du jour, c’est son habitude ; elle fait la même chose à nos concerts du matin. Le crépuscule lui est chose odieuse, elle en pleure de mélancolie si elle est seule.


8 avril. — La princesse de Liéven se donne beaucoup de mouvement, elle réunit dans son salon les sommités gouvernementales et celles de l’opposition carliste. Son principal oracle est cependant le prince de Talleyrand et, bien qu’elle veuille nous faire croire qu’elle ne parle avec lui d’autres choses que

  1. Il a dû sa renommée non à ses talens de compositeur, mais aux procédés qu’il a inventés pour dorer et argenter les métaux.