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Cette insurrection ne doit éclater qu’au moment où le Home Rule sera appliqué, mais, en attendant, elle se prépare et s’organise au grand jour. Le procédé est aussi éloigné que possible de celui des sociétés secrètes. Bien loin de dissimuler son action, la Ligue qui s’est formée l’étale comme un avertissement, auquel on a commencé par ne pas croire, peut-être à cause de cet étalage même où des esprits, à la fois sceptiques et optimistes, ont voulu voir du bluff. Cependant la Ligue prenait de plus en plus de consistance ; elle avait des armes, des munitions, des soldats. On assure que sir Edward Carson, qui a pris la tête du mouvement, a réuni près de 100 000 hommes, c’est-à-dire toute une petite armée, qui a des officiers, des sous-officiers, qu’on voit faire quotidiennement l’exercice et qui se dispose à soutenir un gouvernement provisoire, tout prêt à entrer en fonctions. Le caractère infiniment sérieux du mouvement ne saurait plus être contesté. Les Orangistes de l’Ulster ont conservé le caractère énergique et tenace des Têtes Rondes dont ils descendent : l’esprit d’autrefois les anime. L’idée d’être détachés, retranchés de la vieille Angleterre, à laquelle ils ont toujours été fidèles, pour être rattachés à un gouvernement purement irlandais et en majorité catholique, cette idée leur fait horreur et ils déclarent très haut que, quoi qu’il arrive, ils ne s’y soumettront pas. Ce qui double leur force, c’est que leur sentiment correspond à celui d’une grande partie de l’Angleterre elle-même et qu’il y a dans le détroit entre les deux îles un va-et-vient continuel de partisans qui, après avoir apporté un encouragement aux Orangistes de l’Ulster, rapportent à l’Angleterre la menace de leur implacable résolution. Des considérations d’intérêt se mêlent aux autres. Nous avons dit que l’Ulster était de beaucoup la partie la plus riche de l’Irlande : il proteste d’avance contre l’accaparement de ses ressources par un gouvernement catholique, qui en disposerait au profit d’une collectivité dont il ne veut pas être. On aurait tort toutefois de croire que cette préoccupation est la principale : ce qui rend l’opposition de l’Ulster irréductible, c’est qu’elle tient à de vieux sentimens profondément ancrés dans les âmes, que les odieuses perspectives du Home Rule ont exaspérés.

Le ministère anglais s’était-il attendu à cette résistance de l’Ulster lorsqu’il a conclu avec les nationalistes irlandais, représentés au parlement par M. Redmond, le pacte dont nous avons parlé ? En tout cas, il ne semble pas en avoir prévu le caractère indomptable, et, comme nous l’avons dit, il a mis assez longtemps à y croire. Les membres du Cabinet particulièrement animés de l’esprit que nous appelons