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Il en est résulté une situation que le bon sens du peuple anglais finira peut-être par dénouer, mais dont, en attendant, tout le monde s’inquiète à bon droit. Le Home Rule, destiné à donner à l’Irlande un gouvernement autonome, vient d’être voté en seconde lecture par la Chambre des Communes ; il le sera, au mois de juin, en troisième, et alors, d’après la loi nouvelle qui a frappé de caducité l’opposition de la Chambre des Lords, le Roi sera obligé d’y donner sa sanction. Il est un souverain constitutionnel : rien ne saurait le délier de cette obligation. Pourtant le Home Rule, — on ne l’a pas cru longtemps, mais on le voit aujourd’hui avec évidence, — déchaînera la guerre civile en Irlande, si on ne trouve pas entre les partis une transaction qui les satisfasse, ou dont ils se contentent, et l’opposition entre eux a jusqu’à présent un caractère si absolu qu’on n’aperçoit pas ce que cette transaction pourrait être. Ce mot de guerre civile, au commencement du XXe siècle et dans un pays comme l’Angleterre, sonne étrangement aux oreilles et le paradoxe en apparaît si invraisemblable à l’esprit qu’après l’avoir prononcé, on recule devant lui dans un mouvement instinctif d’incrédulité. Malheureusement les faits sont là, et on ne peut plus les nier. L’Irlande se divise en effet en quatre provinces dont la population n’est pas homogène, tant s’en faut, et qui diffèrent entre elles par les intérêts et par la religion. Dans trois, la grande majorité est catholique et relativement pauvre : dans l’Ulster, au Nord, elle est protestante, plus énergique, plus industrieuse et relativement riche. Cette différence s’explique par l’histoire » Lorsque Cromwell écrasa sous le fer et le feu l’insurrection de l’Irlande, il appela au Nord de l’île une population d’immigrans, qui y ont fait souche et y ont conservé depuis lors leur esprit particulier. Ils sont particularistes à outrance, on les appelle les Orangistes et ils s’appliqueraient volontiers, en se comparant aux Irlandais d’origine, le mot du pharisien qui remerciait le ciel de ne l’avoir pas fait semblable aux autres. Ils se regardent comme appartenant à une race supérieure, ou, si l’on veut, comme une colonie importée en Irlande pour y représenter la mère patrie et le loyalisme envers elle. C’est là une force qui est respectable en soi, il faut le reconnaître, et qui vient de montrer qu’elle saurait au besoin se faire respecter en fait.

Depuis que le ministère actuel, cherchant une majorité à la Chambre des Communes pour y faire voter les réformes fiscale » de M. Lloyd George, s’est vu obligé de s’appuyer sur les nationalistes irlandais et de conclure un pacte envers eux, pacte dont le Home Rule a été le gage, l’Ulster est entré virtuellement en insurrection.