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désormais celles du milieu où il va devoir vivre ; mais je ne vois pas, dans toute l’histoire, d’aventure équivalente à celle de ce mécanicien polonais se changeant pour toujours, à plus de trente ans, en romancier anglais, et s’élevant aussitôt à la pleine maîtrise dans une littérature dont jamais sans doute, jusqu’alors, il n’a pu pénétrer l’intimité secrète !

Du moins l’étonnante « naturalisation » anglaise de M. Conrad ne l’a-t-elle pas empêché de conserver, au fond de soi, maintes traces de sa naissance et de son éducation polonaises. Bien plus encore que son compatriote le dramaturge viennois Thadée Rittner, — dont j’ai eu autrefois l’occasion de parler ici [1], — l’auteur du Nègre du Narcissus se distingue par là des écrivains dont il est devenu le confrère. Avec toute sa connaissance approfondie de la pensée et des lettres anglaises, l’inspiration et jusqu’à la forme de son œuvre nous rappellent, à chaque pas, sa provenance étrangère. C’est chez lui, tout d’abord, une mobilité, une variété d’intérêts et de goûts qui ne lui permet pas de se fixer dans un seul genre littéraire, — sauf parfois pour ses « solides » lecteurs anglais à refuser de le suivre, lorsqu’il passe trop vite d’un genre à un autre. Sans renoncer tout à fait à ces curieux et touchans récits d’aventures exotiques qui l’ont rendu célèbre voici douze ou quinze ans, M. Conrad y a entremêlé déjà des romans d’aventures policières, — où d’ailleurs son art délicat de lettré paraît s’être senti quelque peu mal à l’aise, — des peintures de la vie bourgeoise ou populaire, de fines études psychologiques, des contes d’une fantaisie toute « polonaise, » ainsi qu’un grand tableau des caractères et des mœurs du monde révolutionnaire russe, intitulé : Sous des yeux d’Occidentaux, et qui pourrait bien être son chef-d’œuvre. Toujours l’humeur changeante du Slave contraint le maître-styliste anglais à promener sur des terrains nouveaux sa curiosité d’observateur et ses rêves de poète ; et toujours, avec cela, l’observateur se plaît à procéder par d’habiles « suggestions, » laissant dans l’ombre à dessein une partie des décors ou des âmes qu’il évoque « sous nos yeux d’Occidentaux ; » et toujours son évocation aussi bien que son style relèvent proprement de l’ordre « poétique, » avec une originalité d’émotion et d’accent beaucoup moins proche de celle d’un Dickens ou d’un Stevenson que de celle d’un Mickiewicz ou d’un Tourguenef.


Cette essence irrémédiablement slave du remarquable talent littéraire

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1910.