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de plusieurs degrés dans l’échelle sociale, va défendre cette famille contre une fâcheuse intrusion : il aura joliment raison ! »

Deuxième acte : le déjeuner de fiançailles vient d’avoir lieu ; Georges y a brillé par son absence ; aussi ai-je à peine besoin de vous dire qu’il y a de la gêne, et une certaine fraîcheur dans l’air. Vainement M. Derembourg se met en frais d’éloquence pour démontrer au père de la jeune fille que cette incorrection ne tire pas à conséquence, et que les meilleurs mariages ne débutent pas autrement : il ne convainc ni son interlocuteur, ni lui-même. M. Bernay précise que si on se moque de sa fille et de lui, il ne signera pas le contrat d’association commerciale et entamera une guerre sans merci contre la maison Derembourg dont il a débauché le contremaître. Ce n’est pas très élégant ; mais, comme dit l’autre, ce sont les affaires. Justement effrayé, M. Derembourg demande à sa femme aide et secours ; qu’elle chapitre son fils, qu’elle les débarrasse tous de Mlle Henriette !... Il est hors de doute que c’est pour Mme Derembourg le devoir tout indiqué, devoir d’épouse et de mère.

Celle-ci a reçu les confidences de son fils : elle sait qu’il voudrait lâcher sa fiancée et partir avec Martigny ; et même, Martigny ayant besoin de deux cent mille francs, elle s’est à peu près engagée à demander les deux cent mille francs à son mari. Je n’ai aucune connaissance des affaires ; toutefois ce Martigny me fait mauvaise impression : que j’en ai vu partir, pour les colonies ou pour ailleurs, de ces deux cent mille francs qui ne sont jamais revenus ! Cependant, Mme Derembourg, afin de contenter tout le monde, fait appeler Mlle Henriette, comme son mari le lui a demandé, obtient d’elle qu’elle s’expatrie, et lui fait accepter une situation à Buenos-Ayres. Henriette, allant au-devant des désirs d’une famille qui l’a tirée de la misère, a préparé une lettre pour Georges : elle déclare ne pouvoir l’épouser et s’excuse sur un engagement antérieur, comme pour les dîners en ville. Touché de tant de noblesse d’âme, Mme Derembourg demande à Mlle Henriette la permission de l’embrasser. Cela ne laisse pas de nous inquiéter.

Quand il lit la lettre de Mlle Henriette, Georges demeure stupide. Est-ce possible que ce soit vrai ? Oui, puisque Mlle Henriette l’écrit. Une minute, nous pouvons croire que tout est sauvé. Alors Mme Derembourg s’écrie : « Non, ce n’est pas vrai ! Mlle Henriette est libre. » La vérité a été la plus forte et elle lui a arraché ce cri. Exclamation sublime ou gaffe monumentale ? C’est pour les projets de M. Derembourg l’effondrement final. Tel peut être l’effet d’un mot, placé à propos.