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femme du ministre des Affaires étrangères. Mme de Nesselrode croit faire un effort considérable en passant tous les jours une demi-heure avec Mme de Lieven, mais voyant que la princesse avait l’intention de s’établir dans son salon pendant toute la journée, elle a, sans rien dire, quitté son logement et loué toute une maison à l’autre bout de la ville, afin, dit-elle, de n’avoir pas de locataires dans son voisinage. La princesse de Lieven a été la dernière à apprendre ce déménagement. Aussitôt qu’elle en a été informée, elle a couru chez sa compatriote et, d’un ton larmoyant, elle lui a demandé si la nouvelle était vraie.

— Parfaitement vraie, madame.

— Je resterai donc seule ici, vous m’abandonnez ! N’y a-t-il pas, dans votre maison, un troisième que je puisse prendre, pour être auprès de vous ?

Cette proposition fut mal reçue. Mme de Nesselrode n’aime pas Mme de Lieven, puis elle trouve le rôle de consolatrice affreusement ennuyeux et enfin elle veut être seule et ne voir personne. Heureusement pour Mme de Lieven, il y a à Bade lady William Russell, la plus originale, la plus spirituelle et la plus instruite des femmes. Malgré ses nombreux enfans auxquels elle donne des leçons de latin, de grec, d’italien, d’allemand et même d’hébreu, je crois, elle a pris en pitié la pauvre Mme de Lieven avec laquelle elle avait été liée d’amitié lorsque celle-ci était omnipotente à Londres. Elle passe donc ses journées avec elle. Mais, malgré son esprit et son instruction, elle a cependant beaucoup de peine à suffire à Mme de Lieven qui n’aime que la politique, tandis que, sur ce sujet, lady William est ignorante.


6 juillet. — J’ai diné hier chez S. M. Louis-Philippe, à Neuilly.

Le Roi semblait avoir pris le parti de paraître gai, malgré la conspiration découverte contre sa vie, conspiration à laquelle je ne crois pas, mais qui, néanmoins, ne laisse pas de l’inquiéter. La Reine et Mme Adélaïde partagent aussi cette peur, et la fuite des détenus de Paris, qu’on a eu l’inconcevable gaucherie de laisser s’évader de Sainte-Pélagie, augmente singulièrement leur préoccupation. La garde grise est doublée, c’est encore une de ces mesures qui ne trompent personne. Ces agens de la police secrète qu’on met à cheval, pour précéder et suivre les