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28 avril. — Le prince Schönburg se donne beaucoup de mouvement. Il va beaucoup dans le monde, fréquente les salons des ministres, entre avec eux dans toutes les discussions possibles, s’informe de tout, écoute tout le monde et tâche de faire un ensemble de tout ce qu’il entend, pour former de tant d’avis différens un jugement sain et raisonné sur l’état de la France en ce moment et sur l’opinion des individus en particulier.

Il a beaucoup recherché l’amitié et la bienveillance de la duchesse de Broglie ; pour lui plaire, il a eu avec elle de longues conversations religieuses ; ils sont allés ensemble à l’église protestante et la duchesse m’a dit, d’une manière très pénétrée, qu’elle avait vu que le prince était très pieux et tout à fait dans la bonne voie.

Il a aussi frayé beaucoup avec des gens de lettres ; il a eu quelque peine à découvrir M. de Balzac qui se trouvait sous le coup d’une condamnation par contumace, pour ne pas s’être rendu à l’appel pour le service de la garde nationale et a été obligé de se cacher dans une maison obscure, au fond d’un faubourg. Le prince, à force de prendre des informations, et d’adresse en adresse, parvint jusqu’à lui et le trouva vêtu d’un froc monacal et ceint d’une corde.

— Vous êtes étonné, mon prince, lui dit M. de Balzac, de me voir vêtu en ermite ; c’est que, dans le fait, je mène une vie qui m’autorise à endosser le froc. Il y a plusieurs semaines que je n’ai quitté cette chambre ; j’achève un livre que je vais publier bientôt et qui m’a beaucoup donné à faire ; de plus, on m’a condamné à quelques mois de prison, parce que je n’ai pas fait mon service de garde national ; je dois donc me cacher ici où je suis à peu près sûr que les huissiers ne me découvriront pas. Plus tard, je me rendrai et j’irai à Tours pour purger ma contumace.

Le prince Schönburg a été enchanté et désenchanté tour à tour par M. de Balzac. Il a trouvé en lui immensément d’esprit, une facilité de parole inconcevable, une imagination vive, une conversation intéressante, mais un décousu d’idées, de pensées, d’action, beaucoup de vanité et peu de sens commun. Quoi qu’il en soit, le prince, qui a aussi sa bonne dose de vanité, a cru devoir flatter beaucoup cet auteur, afin de l’avoir pour ami ; c’est la seule manière, au fait, de gagner ces gens-là ; mais si, malheureusement, ils s’aperçoivent de votre arrière-pensée.