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rend hommage qu’au vulgaire, qu’au brutal et au genre le plus bassement ignoble et le plus vilement trivial. Pour lui plaire, il faut sinon devenir son égal, du moins tâcher de l’imiter, sans quoi on risque d’être traité de mouchard ou bien d’aristocrate ; dans les deux cas, on ne s’en trouverait pas bien.

Si, cependant, un jeune homme de qualité parvient à se ravaler au point d’être plus vulgaire, plus grossier, plus sale d’expressions et de gestes que les plus vulgaires, les plus grossiers, les plus sales parmi ce peuple, alors il se considère comme vaincu, il courbe son front devant son maître, fût-il même un grand seigneur. Faites crier à la fois trois mille hommes et femmes, non pas avec leur voix ordinaire, mais avec les voix de carnaval grossies par l’ivresse, ajoutez à leurs clameurs le bruit d’un orchestre dont on n’entend que les grosses caisses et, de temps en temps, les trompettes, et vous aurez à peu près l’idée du train qu’on fait à ces bals.

Cependant, vers cinq heures du matin, la foule commença à se dissiper, une partie pour rentrer et l’autre pour aller à la descente de la Courtille. Esterhazy et moi quittâmes notre loge pour nous rendre au foyer. Là, on se battait à coups de poings. Un postillon avait battu un pauvre paillasse, lui avait enfoncé le nez d’où sortaient des flots de sang et arraché avec ses ongles une partie de la peau des joues. Le pauvre paillasse avait une mine piteuse, il se lamentait, quelques-uns de ses amis l’entouraient, pour le consoler et arrêter le sang qui coulait toujours ; il ne se plaignait pas de ses souffrances, mais de l’insulte qui lui avait été faite et de ne pas avoir l’adresse de celui qui l’avait si indignement traité. On parvint enfin à trouver le coupable et à savoir sa demeure.

— Voici ma carte, dit le paillasse couvert de sang.

— Voici la mienne. Demain, au bois de Boulogne, je t’attendrai à une heure.

— Entendez-vous, mes amis ? S’il ne vient pas, c’est un lâche !

Le mâtin accepta le défi ; chacun choisit ses témoins et l’on se quitta le plus tranquillement du monde.

Esterhazy et moi, nous allâmes aussi chercher Teleki et Vrintz, car il était grandement temps de partir pour Belleville, afin d’assister à la fameuse descente de la Courtille. Nous nous mîmes donc dans nos carrosses et nous voilà en route pour