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POÉSIES


STUPEUR


O monde ! océan noir qui roule autour de moi !
Je suis là, dans la nuit et l’eau, transi de froid,
Aveuglé par le sel que jette chaque lame.
Réfugié sur ce petit rocher : mon âme !
Tout s’écroule, tout change et fuit en ruisselant
Dans cette ombre où le haut des vagues seul est blanc,
— Lueurs que nous nommons les lois, — où seul se dore,
Certains soirs, un treillis onduleux de phosphore,
— Voile de la beauté qui flotte dans le noir ; —
Alentour, aussi loin que mes yeux peuvent voir,
C’est l’Inconnu, l’immense et l’opaque ténèbre.
L’évanouissement fluctueux et funèbre
D’un infini dans l’autre infini deviné ;
Mais je suis là, peut-être encor plus étonné
Qu’effrayé d’être là, devant ces sombres masses
Qui déferlent et qui m’assiègent, et par places
Sont si hautes qu’en l’air leur volute suspend
Comme un ciel glauque où Dieu, sillon d’astres, s’épand ;
Je suis là, cramponné sans fin à mon roc d’être,
Parmi le froid qui d’heure en heure me pénètre,
Et la terreur qui monte et m’étreint, et la nuit
Si dense que parfois sa noirceur m’éblouit.
Je ne sais où je vais rouler lorsque cette onde,
Mobile et multiforme, en sa gueule profonde