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comme celle où il compare notre connaissance du bien, incapable de nous relever, au cerf-volant qui monte vers le ciel, mais qui ne saurait soulever l’enfant dont les pieds restent dans la boue. Il en a de splendides comme celle où se résume son dernier pamphlet ; mais c’est plus qu’une image, c’est une fresque et, si j’ose dire, son Jugement dernier : « Quiconque veut vivre pour l’éternité a besoin d’absorber une forte dose du dégoût de la vie. Considère seulement ceci : l’Homme-Dieu trahi, bafoué, abandonné de tous, de tous, tu entends ? Pas un ne lui est demeuré fidèle. Les siècles passent ; et des millions d’êtres font sur leurs genoux le pèlerinage des endroits où son pied a peut-être laissé une trace. Les siècles passent, et des millions d’êtres adorent un éclat de la croix où il a été supplicié... Et ces millions de gens qui font ce pèlerinage sur leurs genoux, cette multitude qui se bouscule et qu’il serait impossible de disperser, eh bien ! il suffirait d’une chose, d’une seule, que le Christ revînt, et tous ces millions de gens sauteraient sur leurs pieds, détaleraient, se dissiperaient, s’évanouiraient, à moins que leur masse ne se précipitât vers lui pour l’assommer. »

Brandès nous dit que Kirkegaard « avait conduit la vie spirituelle du Danemark jusqu’au point où elle devait prendre un élan soit en bas dans le sombre gouffre du catholicisme, soit en haut vers le promontoire où la liberté nous fait signe. » Je crois qu’il se trompe aussi bien sur le gouffre que sur le promontoire. Les libres penseurs n’auraient pas moins tort que les catholiques de le tirer à eux. Il était convaincu qu’il y avait peu d’hommes capables de soutenir la conception de la vie protestante, car, seuls, les individus supérieurement doués pouvaient se passer de porter en commun le poids de l’existence. Il a été du nombre de ces individus. S’il s’éloigne du protestantisme, ce n’est que par son audace à pousser jusqu’aux extrêmes la logique de l’hérésie. Il ne marche ni vers le catholicisme, ni vers la libre pensée. Son individualisme désespéré fait le désert devant lui et n’y laisse debout que la Croix, la Croix et son orgueil : « Il est possible, disait-il, que, malgré ma faiblesse, malgré ma petitesse aux yeux du Seigneur et mon humilité pour mes péchés, j’aie été un présent de Dieu à mon peuple. Dieu le sait : ils m’ont traité comme des enfans maltraitent un cadeau précieux. »