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plus près de lui que les générations qui les ont suivis. Sa vie n’est jamais une chose passée appartenant à l’histoire. Un vrai croyant devient, par cela même, son contemporain ; et cet état de « contemporanéité » est la condition essentielle de la foi[1].

Tel est le chemin jonché de ruines et le vaste désert par où la pensée de Kirkegaard court à la rencontre du Christ. Ce que la Réforme avait laissé debout, il le balaie. Il supprime le passé ; il abolit l’histoire. Il appuie rudement ses livres de Platon sur la bouche des Témoins. Il ne veut plus entendre que son âme et Dieu. Il rejoint ainsi les plus grands mystiques, et non pas les théologiens, mais les pauvres filles qui ne connaissaient ni Platon ni les théologiens, qui n’avaient aucun sens de l’histoire ni aucune notion de la philosophie, et qui, du fond de leur cloître ou de leur grabat, revivaient jour après jour, nuit après nuit, la passion de Jésus, qui refaisaient continuellement le voyage du prétoire au Calvaire, qui l’accompagnaient le long des rues, qui le voyaient vêtu comme les hommes qu’elles avaient rencontrés, misérable comme les misérables qu’elles avaient soignés, beau comme ce qu’elles avaient rêvé de plus beau, triste comme leur tristesse, et qui souffraient, pleuraient, saignaient, se désespéraient en lui. Elles avaient plus d’humilité que Kirkegaard, mais ni son imagination ni son génie. Ce Christ qu’il contemple, non sous l’aspect déformé que lui ont imposé les souvenirs fades ou irraisonnés, enthousiastes ou historiques, mais sous son aspect vrai, non dans une glorification où personne ne l’a vu, mais dans l’abaissement où il s’est montré, ce Christ, peu m’importe que Kirkegaard se reconnaisse en lui, qu’il retrouve dans sa manière d’éprouver notre amour jusqu’à son propre dédoublement à l’égard de sa fiancée, et qu’il essuie sur sa face les crachats du Corsaire : on ne demande point à Rembrandt, dont Brandès l’a justement rapproché, ce que valait l’homme qui a posé pour son Christ des Pèlerins d’Emmaüs, ni à Raphaël dans quelles fermes ou dans quelles masures italiennes il a rencontré les filles dont il a fait des Madones. Son Christ est aussi réel que celui des premiers sermons de Bossuet,

  1. Sur la lutte de Kirkegaard avec le Corsaire et sur l’évolution de sa pensée, j’ai consulté le travail de A. S. Vodskov, Spredte Studier, les beaux articles de A. B. Drachman (février 1910, mars 1911), comme je me suis servi, pour toute mon étude, du livre si vivant de Georg Brandès.