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de son lyrisme, aux traits soudains dont il démasque les sophismes du cœur et dont il éclaire notre misère morale et nos instincts honteux, et à l’éclat fiévreux qui anime ses personnages. Derrière l’écran où transparaissent leurs ombres, nous sentons une âme qui se consume d’angoisse et dont les anticipations brûlantes dévorent toutes ses espérances comme les miroirs d’Archimède incendiaient les vaisseaux sur la mer.

Et puis cette âme a rencontré, au souvenir de son père et de la Bible, des symboles où elle s’est égalée aux plus grands poètes. Son père ne cessait pas de mourir. Et quand, les yeux pleins de cette agonie, il ouvrait sa Bible, il communiquait si naturellement aux personnages de l’Ancien Testament ses anxiétés et son désespoir qu’il en faisait des créations personnelles et dramatiques. Il devenait le lépreux dont chacun de ses ulcères lui redit la malédiction divine. L’homme dont il entendait dans la chambre à côté le râle et les sanglots, ce n’était point le vieillard du Jutland : c’était le roi David ; et lui, son fils, lui, Salomon, avait bondi hors de sa couche et courait à son secours, pensant que des meurtriers l’assaillaient. Mais il ne trouvait au chevet du vieux Roi que d’invisibles remords plus cruels que des meurtriers... Que Dieu est terrible ! « Abraham s’est levé au point du jour. Il fit seller les ânes et s’éloigna côte à côte avec son fils. Sarah les regardait par la fenêtre et les suivit du regard jusqu’à ce qu’elle ne les vit plus... Quand ils furent rendus à l’endroit du sacrifice, Isaac se jeta aux genoux de son père et les embrassa ; mais Abraham le repoussa durement : « Garçon insensé, penses-tu donc que c’est l’ordre de Dieu ? C’est ma volonté. » Et Kirkegaard l’a entendu qui disait en lui-même : « O mon Dieu, il vaut mieux qu’il me croie inhumain que s’il perdait la foi en toi ! » Quand le bouc fut immolé et qu’ils furent redescendus chez eux, Abraham avait vieilli, et désormais, son regard assombri se reposait sans joie sur l’adolescence florissante de son fils, car il ne pouvait oublier que Dieu avait exigé cela de lui... » Et cependant, par une soirée tranquille, il remonta sur la colline et supplia Dieu de lui pardonner d’avoir voulu sacrifier cet Isaac pour qui tant de fois il eût voulu sacrifier sa vie... Ce sont là, dans l’œuvre de Kirkegaard, des passages inoubliables et d’une large humanité, de ces beaux sons de cloches qui font lever toutes les têtes. Enfin, les Danois vous diront qu’aucun de leurs écrivains n’a possédé une langue aussi