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La conversation des lettrés dure depuis de beaux âges. Les principales vérités, La Fontaine et La Bruyère, Corneille et Racine les croyaient dites : ne les croirons-nous pas dites, après que La Fontaine et La Bruyère, Corneille et Racine ont ajouté leur mot ?... Il ne faut pas qu’un jeune homme, ou un barbon qui a gardé hors de saison trop de verdeur, se pousse dans la conversation des lettrés comme un petit impertinent. Mais, pour un génie impétueux, le respect de l’antiquité, le respect de tout le passé, que de contraintes !... Un génie authentique se marque et par sa désinvolture et par son obéissance. Les contraintes gênantes sont exactement celles qu’on n’a point examinées, jugées inévitables et acceptées : il n’est de liberté que dans la servitude consentie.

S’ils n’ont point affecté de n’avoir pas lu Ésope et Phèdre, Théophraste. Tacite, Sénèque et Euripide, nos classiques n’en ont pas moins élaboré une littérature qui, dans l’histoire, est plus singulièrement caractérisée que nulle autre. Leur amitié pour les vieux livres ne les induisait pas en découragement ou paresse. Pareillement, celui de nos contemporains qui peut-être a le plus vécu avec les vieux livres de jadis, et avec les vieux livres de naguère, et avec tous les livres, écrit : « Il est toujours vrai que tout a été dit ; mais ce n’est jamais tout à fait vrai... » Il veut encore qu’ « en marge des vieux livres, » on note le nouveau commentaire.


M. Jules Lemaître a publié cinq volumes de contes. Dans Sérénus et Myrrha, les deux premiers volumes, il inventait généralement toute l’anecdote. Mais Sérénus pourrait porter en sous-titre ces mots : « En marge de Sénèque le philosophe et de son livre De tranquillitate animi. » Nausicaa et Briséis sont des « marges » de l’Odyssée et de l’Iliade. Ensuite, le conteur a toujours emprunté aux vieux livres le départ de ses imaginations.

Il procède comme ceci. Le vaisseau d’Ulysse approche de l’îlot des Sirènes. Ulysse n’a point oublié les conseils que lui a donnés Circé la magicienne. Avec de la cire pétrie dans ses fortes mains, il bouche les oreilles de ses compagnons. Lui, on l’attache au mât avec des cordes. Et nous suivons fidèlement le récit d’Homère. Les Sirènes arrivent ; elles se mettent à chanter ; elles invitent les chers hommes à ne point dépasser leur île sans écouter leur voix ; elles haussent hors de la mer « leurs corps étincelans et frais. » Ulysse, dans ses liens, s’agite : on resserre les cordes qui le tiennent. Mais un des matelots, Euphorion, ne résiste pas au désir d’ouïr les filles de la mer chanter à voix de