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la durée morne du monde. Ainsi persiste, dans la sagesse de M. Jules Lemaître, un goût d’autrefois.

Du reste, il ne prétend pas que les derniers venus n’aient rien ajouté au trésor classique ; et il accorde que plusieurs écrivains du XIXe siècle aient montré une intelligence plus étendue et une sensibilité plus fine que leurs devanciers. Mais il écrit : « Avec Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, avec Rabelais, Montaigne, Descartes, Pascal, Bossuet, La Bruyère, on a déjà toutes les remarques essentielles sur la nature humaine, sur l’homme religieux, l’homme politique, l’homme social. Et il faut avouer que ces réflexions, ces peintures, même ces lieux communs, ayant rencontré là, pour la première fois, une expression à peu près parfaite, gardent une fleur, une saveur, une plénitude, une grâce ou une force qu’on n’a guère retrouvées depuis. Il n’est donc pas déshonorant de s’en contenter, et il est, au surplus, délicieux d’y revenir par le plus long, j’entends après avoir joui des enrichissemens ajoutés par les âges récens à ce trésor primitif et essentiel. » M. Jules Lemaître tenait ces propos réactionnaires à l’Académie, au cours d’un ravissant éloge des -vieux livres, dans une de ces solennelles séances où la plus noble tradition s’égaye de quelque badinage ; de sorte qu’on peut un instant se demander si, en quelque mesure, ce n’est point là une boutade. Puis, en l’honneur des vieux livres, leur ami n’a-t-il pas cédé à la gracieuse envie de leur immoler l’avenir ?...

Pas du tout ! C’est une véritable doctrine que M. Jules Lemaître a exposée dans ce discours ; et, — reconnaissons-la, — c’est la doctrine même de notre littérature classique. La Fontaine, qui empruntait le sujet de ses fables à Ésope et à Phèdre et qui se donnait pour traduire ou imiter les modèles de l’antiquité grecque et latine ; La Bruyère, qui plaçait sous le patronage de Théophraste ses Caractères ; et Corneille et Racine, qui se fussent excusés des libertés qu’ils prenaient à l’égard de Sénèque et d’Euripide et de Tacite ; enfin nos poètes et prosateurs les plus originaux du grand siècle ont tous, plus ou moins nettement, affirmé la suzeraineté des anciens. Dira-t-on qu’ils sont moins originaux à cause de cela ? ou, du moins, qu’ils sont originaux en dépit de cela ? Non, certes !... Ce que les novateurs, alors et de nos jours, dénoncent comme la superstition de l’antiquité, c’est la juste notion de ce qui, étant fait, n’a plus à être fait. La plupart des novateurs, ce qu’ils découvrent, — car ils sont de bonne foi, — ils étaient seuls à l’ignorer. Mieux informés, sans doute auraient-ils moins de gaillardise ; mais ils s’épargneraient le ridicule d’une imposture trop naïve.