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d’une pauvre église, des vents salés. Il est chrétien avec tous les stigmates de l’angoisse chrétienne. Il vient à une époque où la raison s’est faite la servante d’une sensibilité frénétique. Enfin, il aura beau étudier Platon, citer Montaigne ou Pascal, sa pensée s’est d’abord attachée aux philosophes allemands ; et ce n’est pas sans raison que Brandès regrettera qu’il n’ait pas mieux connu la France. Hamlet, lui aussi, n’avait point séjourné comme son ami Laertes dans le pays dont la lumière clarifie les âmes les plus obscures ou, du moins, les met en garde contre les prestiges de leur obscurité. Le héros shakspearien revenait de Wittemberg où même il désirait retourner ; et l’Allemagne avait versé sur sa volonté d’agir l’opium de ses considérations métaphysiques. « Il y a, dira Kirkegaard, dans la forêt de Grib un endroit qu’on appelle le Carrefour des Huit Chemins. J’aime singulièrement ce nom. » Mélancolique barbare qui ne se lève pas avec l’aurore d’un monde, mais qui hésite et jouit de son hésitation sur les bords du crépuscule ! Chez lui, comme chez l’homme d’Elseneur, le point du jour de la décision cède éternellement à la pâle réflexion.

« Ce qui me manque, écrira-t-il dès 1835 dans son Journal intime, c’est de savoir ce qu’il faut que je fasse et non ce qu’il faut que je conçoive. Il s’agit de trouver une vérité qui soit la mienne, de trouver une idée pour laquelle je veuille vivre et mourir... Je veux vivre sur quelque chose qui soit comme une fibre de ma racine la plus profonde, une fibre entée sur le divin, et que le divin continuerait d’alimenter, même si le monde s’écroulait. » Plus il ira, et plus, dans sa recherche inquiète de sa vérité particulière, il se retranchera de la communion des hommes ; mais plus aussi il aura besoin de leur admiration ou de leur étonnement. Dès le collège, enfant tranquille, silencieux, soumis en apparence, mais distant, il calcule ses mots et ses gestes en vue d’exciter la surprise. Sa faiblesse l’expose aux brimades ; mais son regard s’accroche à tous les ridicules, et son esprit sarcastique, qu’il avait hérité de son père, tourne en dérision ceux dont il avait à se venger. La solitude s’élargit autour de lui comme autour d’un être incompréhensible. Il n’en souffre pas ; il ne souffrirait que de ne pas être jugé incompréhensible. Et il a si grand’peur que la curiosité qu’il éveille n’attribue ses bizarreries à des raisons extérieures, qu’il manifestera toujours, comme homme ou comme écolier, la plus complète