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et leur plaisanterie drue. Mais, après ces passes de gaîté, il rentrait dans sa méditation morose et taciturne. Il s’attacha de préférence à son dernier né dont il avait peut-être deviné qu’il était plus que les autres le fils de sa tristesse et de son esprit. Sa redoutable affection s’appesantit sur l’enfant débile. Il inoculait au petit Sören sa foi sombre. Il lui maintenait sous les yeux ce que les Jansénistes nommaient la face hideuse de l’Evangile. Il était comme un condamné à mort qui emprisonnerait son enfant avec lui dans sa chapelle ardente. Du reste, il savait entremêler les jeux et l’épouvante, et détendre l’esprit de son fils jusqu’au moment où, d’un coup sec, il le ramenait à l’angoisse. « Il y avait une fois un père et un fils, écrira plus tard Kirkegaard. Un fils est pour un père comme un miroir où il se revoit lui-même ; et, pour le fils, le père est comme un miroir où il se voit dans l’avenir. Cependant ils se regardaient rarement ainsi, car, d’ordinaire, leur conversation était vive et gaie. Mais parfois le père s’arrêtait devant le fils et, le considérant d’un air triste, lui disait : « Pauvre enfant, tu vas à un calme désespoir. » Ils ne s’expliquèrent jamais le sens de ces mots. Le père se croyait responsable de la mélancolie de son fils ; le fils se croyait la cause du chagrin de son père. »

Ce n’était pas seulement par des paroles mystérieuses et de longs regards muets qu’il surexcitait son enfant : on eût dit qu’il s’était imposé la tâche d’abolir en lui le sens de la réalité, de lui en inspirer l’indifférence ou l’aversion, de l’habituer à vivre, comme un malade paralysé, sur les seules ressources de son imagination. Lorsque l’enfant lui demandait de sortir, le vieillard lui proposait une promenade dans sa chambre. Où désirait-il aller ? Au parc de Fréderiksberg ? Sur les bords du Sund ? Il le prenait par la main, et, tout en marchant d’un bout à l’autre de la pièce, il lui décrivait ce qu’ils auraient vu. Il saluait les personnes de connaissance. Il haussait la voix pour dominer le bruit des voitures ou le fracas des flots. On rencontrait la marchande de tartes ; et jamais les tartes n’avaient paru plus appétissantes au petit Sören. Son père avait le don merveilleux de faire de la vie ; mais il ne s’en servait qu’à dénaturer sur les lèvres de son fils la saveur de la vie. Après une demi-heure de cette promenade imaginaire, l’enfant tombait épuisé ; et Georg Brandès nous dit qu’ils continuèrent longtemps ces exercices d’auto-suggestion. Le petit Kirkegaard grandit ainsi