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qu’on lui présentait et qu’il ne regardait pas. Après quoi, il remontait en voiture et, du même train d’enfer qui l’avait amené, il repartait pour Copenhague. Ce promeneur solitaire, qui ne demandait à ses promenades galopantes que de donner aux fantômes de sa pensée l’agitation de la vie, n’était autre que Sören Kirkegaard[1], celui que les Danois appellent quelquefois leur Pascal, mais que je nommerais plutôt le Prince Hamlet de la Littérature danoise, et qui est, en tout cas, un des plus beaux représentans du hamlétisme dans les pays du Nord.

Si la nature, contrairement à ce qu’elle est d’ordinaire, c’est-à-dire un modèle, avait interverti les rôles et s’était plu à façonner un être selon l’image tracée par un de ses plus grands peintres ; si, à son tour, imitant Shakspeare, elle avait voulu créer un Hamlet moderne et nous montrer de nouveau comment, dans une âme scandinave, l’orgueil et la conscience, la réflexion paralysante et la décision brusque, l’individualisme avec toute sa férocité et le respect de l’opinion, qui fait qu’en la bravant on désire surtout l’émouvoir, se livrent de silencieux et de furieux combats, elle n’aurait choisi pour son personnage ni une époque plus favorable, ni un autre milieu, ni une autre éducation, ni un autre père.

Il était né le 5 mai 1813 à Copenhague. Son père avait alors cinquante-sept ans. Ce vieil homme était Jutlandais, et il avait épousé en secondes noces, après quelques mois de veuvage, sa servante, une Jutlandaise aussi, qui lui donna sept enfans : le dernier fut Sören. Berger jadis, il avait gardé ses moutons sur les landes, souffrant dans son âme et dans son corps. On dit qu’il se fit ensuite colporteur, kosekrœmmer ; mais on sacrifie la vérité au charme nostalgique que ce mot éveille, paraît-il, dans la langue danoise. La vérité est qu’on l’envoya encore jeune chez son oncle épicier à Copenhague. Il s’établit plus tard à son compte et gagna une assez grosse fortune. A quarante et un ans, il se retira des affaires et mena jusqu’à sa mort l’existence d’un rentier.

C’était un homme dur et tyrannique. Sur un fond d’inquiétude et de mélancolie, aussi incurable que la stérilité de ses landes natales, son esprit disputeur poussait des ronces. Il aimait les discussions ; il y apportait l’âpre humour des Jutlandais

  1. Prononcez Kirkegörd.