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cruel besoin de se procurer de l’argent se trouvaient remplacés par la passion merveilleuse d’un chevalier à la triste figure chevauchant le long des routes en compagnie de son gros écuyer. Ni le livre de M. Kelly, ni tous ceux que pourront encore nous valoir les heureuses recherches de nouveaux Pastor, n’auront chance jamais de soulever pour nous le moindre coin du voile qui nous cache les sources du génie de Cervantes.


Tout au plus convient-il de savoir gré à la biographie du poète espagnol de l’un des renseignemens qu’elle nous apporte. Certes, la lecture de Don Quichotte suffit déjà pour nous faire découvrir, chez l’auteur de ce livre, une âme naturellement grande et généreuse : mais il nous plaît d’apprendre que cette même âme héroïque s’est manifestée aussi dans la vie privée de Michel Cervantes. Nous sommes ravis de voir avec quelle bravoure obstinée le peintre des héroïques souffrances de Don Quichotte a lui-même lutté, le plus longtemps qu’il a pu, contre l’hostilité féroce du sort à son endroit ; et il n’y a pas jusqu’à l’hypothèse d’une défaillance momentanée de son courage natif qui, comme je l’ai dit, n’ait de quoi nous apparaître plus émouvante, au souvenir d’un demi-siècle préalable d’efforts désespérés et de tristes déboires. Que l’on rapproche, par exemple, du spectacle affligeant des relations de Cervantes avec les Simon Mendez et les Juan de Urbina, l’admirable tableau que nous offre, trente ans auparavant, l’attitude du poète dans les prisons d’Alger !

Enrôlé dans l’armée espagnole dès l’âge de vingt et un ans, vers 1568, Cervantes avait eu beau se signaler vaillamment à la bataille de Lépante et dans maints autres combats : c’est seulement en novembre 1574 qu’il avait réussi à devenir « soldat avantagé, » ce qui était quelque chose comme notre grade de sergent, et l’obligeait à attendre au moins dix années avant de pouvoir devenir capitaine. De telle sorte que, l’année suivante, le jeune homme avait résolu de quitter Naples, où se trouvait alors son régiment, pour revenir chercher fortune dans sa patrie. Il s’était embarqué, en compagnie de son frère Rodrigue, sur une galère royale dépendant de la flottille de l’amiral de Leiva : mais en mer, — à la hauteur du petit port provençal des Saintes-Maries, — la galère avait été assaillie par trois navires turcs qui s’étaient emparés de tout l’équipage. Cervantes avait été emmené captif à Alger, où tout de suite le prestige de son éminente supériorité intellectuelle et morale avait commencé à se faire sentir autour de lui. Après l’avoir d’abord enchaîné au fond d’un cachot, son maître s’était vu