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un moment entraîné l’implacable rigueur du sort à son endroit ? Du moins est-il certain que, à compter de ce printemps de 1609, tout ce que nous entrevoyons de sa vie nous le révèle à nouveau parfaitement courageux et loyal, subissant avec un noble sourire résigné le triple poids de l’obscurité, du manque d’argent, et de la maladie. Pas une seule fois maintenant, jusqu’au bout, le témoignage des documens biographiques ne vient plus contredire l’émouvante image que nous a laissée de soi-même le vieux poète, dans la préface de la seconde partie de son Don Quichotte.


La série de ces documens contemporains relatifs à la longue carrière de Cervantes s’est trouvée précieusement accrue, de nos jours, par la publication de deux gros volumes de l’érudit espagnol Cristobal Ferez Pastor, dont le premier contenait cinquante-six pièces jusque-là inédites, tandis que le second nous en apportait, d’un seul coup, plus d’une centaine. Il ne restait plus qu’à tirer parti de la masse de faits nouveaux ainsi rassemblés pour nous offrir enfin une biographie authentique de l’illustre conteur, substituant définitivement l’histoire à la légende, — sans renoncer toutefois à essayer de relier entre eux des documens que le défunt Pastor s’était d’abord contenté de mettre bout à bout. C’est ce que vient de faire l’un des « hispanisans » les plus renommés de notre temps, le professeur anglais J. F. Kelly, dans un petit livre dont toute la critique de son pays a dès à présent proclamé l’éminente valeur. Le texte original de M. Kelly, si l’on omettait les innombrables citations documentaires qui l’accompagnent de proche en proche, tiendrait aisément en deux articles moyens d’une revue ; et ce court espace a suffi à l’historien pour nous donner une peinture absolument complète de la vie de Cervantes, telle du moins qu’il nous est aujourd’hui possible de la connaître.

Il n’y a pas, je crois bien, une des pièces découvertes par Pastor dont M. Kelly n’ait soigneusement profité, pas une qu’il n’ait interprétée et quasi vivifiée, avec un remarquable mélange de prudence critique et de pénétration. L’auteur de Don Quichotte a désormais cessé, grâce à lui, de nous être un personnage lointain et plus ou moins mystérieux, nous apparaissant dans une brume assez semblable à celle qui continue d’envelopper pour nous la figure terrestre de son glorieux contemporain et rival en génie, l’auteur du Roi Lear. Nous voici librement admis à l’approcher, à évaluer le total de ses dépenses et de ses maigres gains, à le suivre dans le détail navrant de ses mésaventures, depuis l’engagement peut-être forcé du jeune poète dans