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de Ezpeleta, avant de mourir, avait fait don d’une belle robe de soie à l’une des sœurs de Cervantes, — qui l’avait comblé de soins pendant les deux jours qu’il avait passés dans la maison ; mais comme cette sœur de l’écrivain était une personne âgée, toute pieuse et depuis longtemps étrangère aux vains soucis du monde, le subtil alcade avait conclu de là que, sûrement, la robe de soie qu’elle avait reçue du mourant s’adressait en réalité à sa jeune nièce. Désormais plus de mystère : le chevalier assassiné avait été l’un des amans de la fille de Cervantes, et c’était ce dernier qui, pour quelque vilain motif d’intérêt ou de rancune, l’avait « dépêché » sur le seuil de sa maison ! Immédiatement après avoir entendu l’accusation de la vieille veuve, Villarroel avait fait jeter en prison le romancier lui-même, sa fille, l’une de ses sœurs, ainsi que la fille de celle-ci, et puis encore cinq autres de leurs voisins. Seule, la femme de l’auteur de Don Quichotte, absente de Valladolid au moment du crime, avait dû à cet heureux hasard d’être laissée en liberté.

Or, tout le monde s’accorda bientôt pour reconnaître que Gaspard de Ezpeleta avait été tué par le mari d’une femme qu’il avait séduite, un notaire jaloux appelé Galvan, sur lequel le propre valet du jeune chevalier avait, dès le premier jour, inutilement essayé d’attirer l’attention de l’alcade Villarroel. Sans compter que, avant même cette découverte du véritable meurtrier, les quatre alcades de la ville s’étaient trouvés contraints de relâcher Cervantes et toute sa famille, faute de pouvoir relever contre eux l’ombre d’une charge un peu présentable. Mais jusque dans la sentence qui ordonnait leur libération, les quatre magistrats s’étaient crus tenus d’introduire un blâme sévère à l’égard de la conduite privée d’Isabelle de Saavedra, comme aussi une désapprobation plus ou moins explicite de la manière dont le père de la demoiselle semblait tolérer, — sinon favoriser, — les rendez-vous galans de sa fille. Défense était faite en particulier au financier portugais Simon Mendez, dénoncé naguère à Villarroel comme étant l’un des plus notoires amans d’Isabelle, de remettre le pied dans la maison de la Calle del Rastro, ni de « parler en public ou en secret » avec la jeune fille. Acquitté de l’assassinat d’Ezpeleta, — où c’était chose trop évidente qu’il n’avait pris aucune part, — le pauvre Cervantes n’en était pas moins redevable à cette méchante affaire d’un surcroît de discrédit, se joignant pour l’accabler au fardeau de ses dettes, chaque jour plus nombreuses. Jamais peut-être depuis son retour d’Alger, un quart de siècle auparavant, aucun moment de sa vie ne lui aura paru plus amer que celui-là, où cependant