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Autour du drame, la musique se donne carrière. Elle l’enveloppe de chœurs tantôt invisibles, tantôt visibles et dansés. Derrière les premiers plans, arrêtés et précis, elle en dispose d’autres, plus vagues ; elle crée une atmosphère un peu flottante, qui baigne de lointains et vaporeux horizons. Les chansons de la forge, au début, n’ont pas d’autre objet que de répandre sur ce début même une teinte de mélancolie, présage de malheur et de mort. Le tableau qui sert d’entr’acte, révocation, pour l’œil et pour l’oreille, de Grenade nocturne, est une rapsodie ingénieuse, bien composée et bien conduite, partagée entre l’orchestre et les voix, avec cela pittoresque et descriptive à souhait. Dans une œuvre plutôt réaliste et, pour ainsi dire, concrète, de tels épisodes réservent en quelque sorte les droits de la poésie, du rêve et du mystère.

On a critiqué la monotonie, et l’artifice aussi, d’une musique où, soi-disant, toutes les phrases, les plus significatives comme les plus insignifiantes, se terminent par cette espèce de boucle, lente ou rapide, par ce grupetto, ce coup de gosier où se reconnaît la musique d’Espagne. La querelle nous paraît injuste. Autant reprocher à nos voisins de parler leur langue, et de la parler avec ses mots, avec son accent et selon sa grammaire. Il est bien vrai qu’aucune langue musicale n’est plus caractérisée que celle de l’Espagne, et par des signes plus apparens. Mais, plutôt que sa faiblesse, il se pourrait que ce fût là sa vertu. La formule en question compte assurément parmi les plus sensibles marques de cet idiome sonore. Tout le monde sait quelle place Bizet lui donne dans Carmen et quel effet il en obtient, soit qu’il la fasse entendre une fois seulement, soit qu’il la reproduise à deux degrés inégaux, ou, plus exactement, — excusez les termes techniques, — en deux quartes conjointes, dont chacune a pour type la première quarte descendante de notre mode mineur. On a dit que ce redoublement d’intervalles correspondait, ou peu s’en faut, à certain mode Asbéin de la musique arabe, appelé aussi mode du diable, et voici pourquoi : lorsque le démon eut été précipité du ciel, son premier soin fut de tenter l’homme. Pour y réussir, il recourut à la musique et à la révélation des chants célestes, privilège des phalanges divines. Mais Dieu lui retira la mémoire et le démon ne sut désormais enseigner aux mortels que ce mode unique, dont l’effet est si extraordinaire [1].

Quoi qu’il en soit, les modes, certains modes, comportant certains

  1. Voir à ce sujet dans un journal italien : Il teatro illustrato (mars 1884) un article de M. Galli : Del melodramma allraverso la storia, e dell’ opera verista di Bizet.