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bourgeois de parens une aisance bourgeoise et s’en achète un château, il est contre la distinction des classes, contre l’héritage, et même contre la propriété. C’est pourquoi, ayant besoin d’un mécanicien, il choisit, entre plusieurs candidats, celui qui a fait de la prison, le jeune Victor. Il ne le prend pas à son service, à titre de domestique ou même d’employé : il le traitera comme un camarade ou comme un frère. Et telle est la vraie solution de la question sociale. S’il s’installe à la campagne, c’est pour éclairer les paysans sur leur sort, les faire réfléchir sur la misère de leur condition et les promouvoir à la dignité de paysans consciens. Un honnête braconnier étant venu lui apporter, en guise d’hommage, deux pièces de gibier qui ne lui ont coûté que le collet pour les prendre, il saisit cette occasion pour dégoiser, sur le thème oratoire des souffrances du peuple, une tirade dont le vieux chenapan se gausse en sa malice avertie.

Au surplus, d’être révolutionnaire, humanitaire, égalitaire, cela n’empêche pas d’être vaniteux. Ce qui attire M. Cocatrix au château de Grand-Pré, outre toutes les raisons que nous avons énumérées ci-dessus, c’est le secret attrait qu’a eu de tout temps pour un bourgeois la perspective de devenir châtelain. Tout bourgeois qui vit sur ses terres se métamorphose à l’instant en gentilhomme fermier. C’est ce qu’on appelait autrefois la savonnette à vilain. On a des voisins de campagne qui sont d’authentiques hobereaux. On devient l’égal de M. le comte. Et c’est l’égalité par en haut, compensant l’égalité par en bas. M. le comte est venu rendre visite à M. Cocatrix ; il offre de lui acheter ses terres ; il ne doute pas qu’un jour ne vienne où M. Cocatrix sera obligé de faire par force l’opération qu’il pourrait faire maintenant de bon gré. Il est un peu sceptique, ce M. le comte ; il est un peu hautain, un peu dédaigneux, et il le fait sentir ; mais c’est justement à cela qu’on reconnaît qu’il est gentilhomme. M. Cocatrix, comme jadis M. Jourdain, est extraordinairement flatté par les familiarités que prend avec lui son noble voisin. Il s’empresse de le retenir à déjeuner. Le comte a un fils, M. Cocatrix a une fille : à la campagne, une idylle a tôt fait de s’ébaucher ; et on a beau être démocrate, quand on est bourgeois, c’est une raison de plus pour avoir un gendre titré.

Ce premier acte a eu pour objet de poser le caractère du bourgeois. Maintenant nous pouvons le voir « aux champs » et nous savons d’avance comment il s’y comportera, ce qui est bien agréable pour le spectateur toujours fier d’avoir prévu ce qui arriverait et de ne s’être pas trompé dans ses prévisions. Le domaine de Grand-Pré est charmant : il y a des pelouses, un étang, de vieux arbres ; mais il y a