Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/435

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des futurs recueils Dans la lumière antique, je choisis celui-ci, que j’emprunte à un fort beau poème composé, en 1881, en l’honneur de l’inventeur boulonnais Frédéric Sauvage :


Qu’il existe, au delà du noir trépas, un juge
Grand et doux, qui, sachant que l’homme est un roseau
Qui croît au bord du mal ainsi qu’au bord de l’eau,
Pèse avec des poids d’or le mérite et le vice
Avec des poids de fer, afin que sa justice
Du côté du pardon incline le fléau ;
Ou bien que, de la vie ainsi que d’un radeau
Nous tombions naufragés dans l’insondable gouffre
Où va s’engloutissant tout ce qui vit et souffre,
Dissous, anéantis, ne laissant après nous
Que quelques souvenirs semblables aux remous
Qui marquent un instant l’endroit où l’on s’enfonce,
Quel que soit le secret inconnu, la réponse
A l’énigme du sphinx assis sur un tombeau...


Dans un article d’ensemble sur Auguste Angellier, plus tard, quand on aura exhumé de ses carnets de voyage, de ses essais manuscrits, de ses notes intimes, de ses lettres, tout ce qui mérite d’en être sauvé, il y aura lieu, sans doute, d’étudier de plus près ces Vers de jeunesse, d’en indiquer, avec les rares qualités, les menus défauts, d’en extraire aussi quelques indications sur l’évolution morale et littéraire du poète. Aujourd’hui, mon dessein, plus modeste, est tout simplement de glaner, dans un recueil destiné à de rares lecteurs, quelques fleurs de poésie sur lesquelles le grand public a bien quelques droits, lui aussi. Mais il y a une question, évidemment insoluble, curieuse pourtant, et que je ne saurais m’abstenir de soulever en terminant.

Qu’il y ait eu chez Angellier non seulement une âme, un tempérament, mais encore un talent de vrai poète, c’est ce que ce recueil juvénile suffit amplement à démontrer. Supposons qu’il s’en fût tenu là, et qu’à trente-trois ans il eût cessé d’écrire des vers. On aurait pu lui appliquer les deux vers involontaires et si souvent cités de son compatriote Sainte-Beuve :


Il existe en un mot chez la plupart des hommes
Un poète mort jeune à qui l’homme survit ;


et comme pour quelques-uns de ses contemporains, M. Anatole France, M. Paul Bourget, M. Jules Lemaître, on aurait pu se demander pourquoi il avait renoncé à la poésie, et ce qui, de sa poésie, avait passé dans sa prose. Mais ici le tempérament poétique a été le plus fort, et.