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gouvernement impérial s’est-il attaché de toutes ses forces à développer ces foyers naturels de civilisation et d’influence latine. A l’époque de la conquête, la Tripolitaine comprenait déjà un certain nombre de villes riches et prospères : Tacape, Gighti et les trois cités de la vieille confédération Libyco-Phénicienne, Sabrata, Oea, Leptis Magna. Ces villes reçurent une organisation à la romaine. Les plus importantes, celles dont on pouvait attendre la puissance de rayonnement la plus intense, furent élevées au rang de colonies romaines : telle Leptis, le centre politique et économique du pays, qui devint colonie sous le règne de Trajan, telles encore Tacape, Sabrata, Oea. Quelques années plus tard, Septime Sévère naissait à Leptis ; devenu empereur, il allait conférer à sa ville natale un privilège nouveau et précieux entre tous aux yeux des provinciaux, le droit italique. D’autres villes s’arrêtèrent à un échelon inférieur, celui de municipes, Gighti et Ponte Zita, sur la côte tunisienne, par exemple.

La langue courante de la Tripolitaine, depuis plus de cinq siècles, était le phénicien de Carthage, le punique. Dès la conquête romaine, le latin devient la langue de l’administration ; on le parle à l’armée ; on l’enseigne dans les écoles ; les soldats du limes le répandent autour d’eux ; les marchands le propagent à travers les oasis et jusqu’aux confins du désert. Le punique, traité en idiome inférieur et systématiquement combattu, n’en oppose pas moins une résistance très vive. Au Ve siècle, les évêques ne pouvaient s’en passer pour exercer leur ministère. Saint Augustin cite le cas de l’un d’eux qui, faute de le connaître, dut s’adresser à ses ouailles par interprète. Au VIe siècle encore, les indigènes ne parlent pas d’autre langue. En Tripolitaine même, deux faits précis attestent sa longue survivance. La sœur de l’empereur Septime Sévère, originaire elle aussi de Leptis, était venue voir son frère à Rome ; mais elle savait si mal le latin que l’Empereur en eut honte et qu’il se hâta de la renvoyer en Afrique. Peu à peu chassé des villes, le punique se réfugia dans les campagnes ; trois siècles plus tard, au moment même où disparaît la domination romaine, les Garamantes du Fezzan le parlent encore. Le latin n’a jamais pu déraciner entièrement le punique, comme il avait fait disparaître le celtique en Gaule ou l’ibère en Espagne. Sa victoire, en Tripolitaine, n’a jamais été ni générale, ni complète.