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chose, ses contemporains le remarquent, et il l’avoue lui-même : la liberté.

Il y a cela dans Rabelais, mais beaucoup plus ; dans ses obscurités, ses bouffonneries même, le jovial écrivain est autrement redoutable et profond. Son ironie enferme toute une philosophie.

Que dans le Pantagruel, paru à la fin de 1532, Rabelais se place résolument, hardiment, dans le courant réformiste, on n’en saurait douter. Des quatre Livres du colossal poème, aucun qui ne semble plus ouvertement favorable à l’évangélisme. Qu’on relise l’admirable lettre de Gargantua à son fils : « Par ce que science sans conscience n’est que la ruine de l’âme, il te convient servir, aymer et craindre Dieu, et en luy mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et par foy formée de charité estre à luy adjoinct, en sorte que jamais n’en soys désamparé par péché. Aye suspectz les abus du monde, ne metz ton cueur à vanité : car ceste vie est transitoire : mais la parolle de Dieu demeure éternellement. Soys serviable à tous tes prochains, et les ayme comme toy mesmes… Les grâces que Dieu te a données, icelles ne reçoipz en vain… » — Ne croirait-on point lire un traité d’éducation ou de vie chrétienne, qui, par la gravité, la sérénité du ton, fait penser aux conseils d’un Budé ou d’un Érasme ? Qu’on se rappelle la prière de Pantagruel, mettant son secours en Dieu, lui promettant que, s’il obtient la victoire, l’Évangile sera prêché « purement, simplement, et entièrement… contre les constitutions humaines et les inventions dépravées. » N’est-ce pas l’accent, presque la langue de Lefèvre ? Cette part du christianisme à la formation intellectuelle ou morale, Rabelais la précise encore, en 1534, dans le plan d’études de son Gargantua. Il veut que l’âme de l’enfant soit pénétrée de la connaissance des saintes lettres, comme les actes importans de sa journée réglés par la prière. Et en vérité, on ne saurait dire que le christianisme soit absent de l’œuvre de Rabelais, comme aussi, un certain christianisme. — Mais déjà, dans ces deux premiers livres, le second surtout, se rencontrent des assertions inquiétantes qui révèlent un bien autre esprit.

Pour comprendre le sens religieux de Rabelais, il ne faut point perdre de vue les traits essentiels de sa physionomie morale. — Il est un irrégulier. Nulle vie plus instable, qui se plie moins à une contrainte ou à une règle. Il souffre d’être encadré ;