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a noué à Paris une intrigue galante avec une certaine Mme Darsaincourt, femme de théâtre sans nul doute. Puis il l’a abandonnée, enceinte de ses œuvres, et la délaissée est venue le rejoindre à Weimar où il refuse de la revoir. Sans espoir et sans ressources, la Française a la bonne inspiration de se tourner vers le ministre dirigeant du duché et d’implorer sa pitié « au nom de ce qu’il a de plus cher. » Cette formule, si banale dans notre langue, évoque aussitôt devant l’esprit de Goethe l’image de Charlotte et le décide à rapatrier la pécheresse, après l’avoir fait héberger et soigner jusqu’à ses relevailles.

Pendant une période d’environ un mois, d’août à septembre 1784, les lettres du poète à Mme de Stein sont écrites en français, sans doute parce que Charlotte, toujours un peu pédagogue, a imposé cette pratique à son ami comme un exercice utile durant une visite diplomatique à la cour de Brunswick, où il aura sans cesse l’occasion de parler notre langue. On reconnaît qu’il a été contraint sur ce point lorsqu’on constate le plaisir avec lequel il rejettera bientôt ce pensum. C’est donc en français qu’il écrit alors : « La présence de Jacobi me serait doublement chère si tu étais avec nous. Il m’est impossible de parler de toi à qui que ce soit. Je sais que je dirais toujours trop peu et je crains en même temps de trop dire. Je voudrais que tout le monde te connût pour sentir mon bonheur que je n’ose prononcer. Vraiment, c’est un crime de lèse-amitié que j’existe avec un homme comme Jacobi, avec un ami si vrai et si tendre, sans lui faire voir le fond de mon âme, sans lui faire connaître le trésor dont je me nourris. J’espère que Herder lui parlera de toi et lui dira ce que je n’ose lui dire ! » — Et le lendemain 21 septembre : « Jacobi m’a parlé de toi et je n’ai pu lui dire que très peu. Il souhaiterait de te connaître parce qu’il sent bien que, sans cela, il n’a qu’une idée incomplète de l’existence de mes amis ! »

Toutes nos citations démontrent assez que Goethe ne rendra pas suffisante justice à son passé lorsqu’un peu plus tard il se peindra sous de si tristes couleurs à lui-même les années de son activité ministérielle à Weimar. La disposition amère qui se fit jour en lui vers la fin de cette période a jeté son ombre sur bien des jours de calme félicité dont il a trop négligé le souvenir. Le 22 avril 1781, ayant, dit-il, calculé, dans le silence de la nuit, la somme de ses satisfactions actuelles, il a trouvé