Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


X

On comprendra mieux la place que tient à ce moment Mme de Stein dans la vie de son quotidien commensal, en observant l’attitude de ce dernier lorsqu’il peut croire leur intimité menacée. Au milieu de juillet 1782, s’élève entre les deux amis une contestation passagère dont on ne connaît pas bien le sujet. Duentzer, dans son livre sur Charlotte de Stein et Corona Schroeter, l’explique par un projet de vente du jardin de Gœthe, projet qui n’aurait pas eu l’approbation de Mme de Stein. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter dans quel désarroi mental cet incident a tout aussitôt jeté le poète. « Dis-moi, écrit-il d’abord, est-ce chez toi dépression physique ? Ou bien n’aurais-tu pas dans l’âme quelque chose qui te blesse ? Tu ne saurais croire combien ton état d’hier soir m’a préparé d’angoisses. Le seul intérêt de ma vie est de te savoir sincère vis-à-vis de moi... Tu possèdes mon cœur en dépôt, et tu n’as besoin de rien autre pour te rassurer. Le temps va venir sans doute où le tien s’ouvrira de nouveau pour moi... Je ne veux pas être importun, mais seulement te dire que je n’ai pas mérité cela, que je le sens profondément et que je me tais ! »

Puis l’horizon commence à s’éclaircir quelque peu : « C’était donc un malentendu, Dieu merci, qui te fit écrire ce billet, soupire l’ami rebuté. J’en suis encore tout abasourdi. C’était comme la mort : on a bien un mot pour exprimer pareille chose, mais on ne saurait se la figurer que par expérience... Cela va mieux, mais je n’ai pas encore repris l’usage de mes facultés. Je ne sais pas encore où j’en suis ! Ah ! puisse ce pénible état disparaître bientôt... Tout mon être est secoué jusque dans ses assises. Aussi profondément que pénétra ton amour pour me rendre heureux, aussi profondément la douleur a trouvé en moi son chemin et me contracte aujourd’hui vers le dedans de moi-même. Je ne puis pas pleurer et ne sais que devenir. Adieu, pardonne-moi. Ta douleur est ce qui m’angoisse. Si tu ne peux me reprendre en gré, je renonce à connaître jamais une heure de félicité en ce monde... Je suis beaucoup mieux maintenant : comme un homme récemment touché de la foudre, je sens encore un peu de paralysie toutefois... Quand j’y ressonge, j’en ai de nouveau le frisson et ne pourrai retrouver le calme avant