Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 20.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

billet que Charlotte continuait ses leçons de convenance mondaine avec moins de maëstria peut-être, mais avec plus de suite que la comtesse Werthern. Gœthe n’écrit-il pas de Weimar le 10 avril 1782 : « Dans l’espérance de te revoir sous peu, je veux être bien sage, puisque tu t’es une fois chargée de me façonner. » Enfin, c’est dans le même sentiment d’humilité touchante, dans la même attitude de disciple et presque d’écolier, qu’il citera deux ans plus tard un témoignage en sa faveur de Mme de Lichtenstein, femme d’un fonctionnaire ducal à Gotha. Cette dame, écrit-il en français, a dit à l’une de ses amies « qu’elle m’avait trouvé entièrement changé, que je n’étais pas seulement présentable partout, mais même aimable ! » L’élève dut recevoir ce jour-là un satisfecit de sa patiente institutrice.

Voici qui ne plut pas moins à Mme de Stein sans nul doute : (le 9 avril 1782) « Quand je suis seul, je me raconte à moi-même ce que j’ai vu comme si je te le contais de vive voix, et tout s’éclaircit aussitôt de soi-même ! » Quel plus beau témoignage en faveur de Charlotte et de la sûreté de son coup d’œil, qu’une semblable pratique, de la part de son amoureux ! Et voici une autre impression passionnée que retrouvera plus tard Stendhal, discernant jusque dans la ligne d’horizon du paysage quelques traits de sa bien-aimée du moment : « Tu es comme transsubstanciée pour moi en tout objet. Je distingue fort bien les choses et te vois néanmoins en chacune d’elles. Je ne suis ni absent, ni distrait de ma besogne et cependant toujours en ta présence et toujours occupé de toi ! » Réminiscences d’éducation chrétienne qu’une si fervente dévotion, car les mystiques disciplinés du christianisme parlent seuls ainsi de leur Dieu ! « Mon gain moral, ajoute-t-il le 12 mai 1782, s’agrandit chaque jour et je me garde d’en rien gaspiller à la légère... Je ne pourrais tenir huit jours cette conduite, si mon esprit ne vivait dans une bienheureuse union de tous les instans avec le tien. Qui t’a rencontrée sait désormais pourquoi il est en ce monde ! » Il faut admirer le grand homme sans nulle réserve durant cette période si virilement active, si courageusement réformatrice de lui-même, qui ne s’est pas renouvelée avec cette efficacité au cours de son éclatante carrière et qui marqua sur lui sa trace indélébile en dépit de ses avatars ultérieurs.