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Examinons maintenant ce qui s’est passé lors de ce retour, impatiemment escompté de part et d’autre, qui aurait précipité la chute de Charlotte, s’il fallait en croire ses détracteurs. — Tout d’abord, huit jours s’écoulent durant lesquels les billets de Gœthe gardent le ton de douce affection qui est leur nuance ordinaire à cette époque de sa vie : certes, ces lignes paisibles n’indiquent nullement que les amoureux, attendris par la séparation, soient tombés sans délai dans les bras l’un de l’autre. Puis, le jeudi 22 mars 1781, il écrit : « Cette première ondée de printemps fera tort à notre promenade en voiture, mais en revanche elle arrosera les plantes, afin que nous puissions bientôt nous réjouir au spectacle de la verdure naissante. Nous n’avons encore passé ensemble aucun printemps si parfaitement beau. Puisse-t-il ne pas connaître d’automne ! » — Puis, le lendemain, après la promenade dont parle par anticipation le billet du 22 ; « Je ne puis dire et je ne puis comprendre quelle révolution ton amour opère dans le plus profond de mon âme. C’est un état qu’à mon âge je ne connaissais pas encore. Et qui donc a jamais fini d’apprendre en matière d’amour ! Adieu ! Que Dieu te garde ! Ci-joint une lettre que j’adresse à Lenz (le poète connu du Sturm und Drang). Tu y verras dans quel sens tu as à lui écrire de ton côté. Adieu. » Enfin, de la même matinée encore, ce nouveau billet : « Mon projet de rester au logis est de nouveau traversé : le duc m’a invité à sa table ; mais je me retirerai de bonne heure. Pour midi, je vous envoie une pièce de gibier, que j’aurais bien voulu déguster avec vous. Adieu, ma nouvelle (meine Neue) ! Ci-joint un petit filet (Netzgen, une bourse ?) Envoyez-la ensuite à Mlle de Waldner (dame d’honneur de la duchesse Louise). »

Telles sont les pièces essentielles, le nœud même du procès de Charlotte. Cette épithète ambiguë de « ma nouvelle » est la charge principale que les ennemis de sa vertu ont exploitée contre elle et qui a fait couler à flots l’encre des publicistes d’outre-Rhin. Nous fournit-elle ou non la preuve de la chute de la baronne ? Et sinon, de quelle sorte était cette nouveauté-là dans les relations de Mme de Stein avec son ami de plus de cinq ans déjà ? C’est un problème qu’il faut bien aborder, puisque l’autorité de Charlotte moraliste en dépend.