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s’agira de passer à l’action, mais il risque au moins de gâter ceux qui l’entendent. Le duc est étrangement changé depuis quelque temps. Hier il vint me voir et prétendit que tous les gens de tenue et de bonnes manières ne pouvaient mériter le nom d’honnêtes gens. Je lui accordai bien qu’on trouve parfois l’honnête homme sous une rude écorce, mais tout aussi souvent sous une enveloppe de bonne éducation. Cette opinion l’amène à ne pouvoir plus supporter personne qui n’ait quelque chose d’inculte (ungeschliffnen) dans ses façons d’être. Et tout cela vient de Goethe, de cet homme qui a pourtant plus de tête et de cœur que tant d’autres, qui voit si clairement toutes choses sans nul préjugé dès qu’il le veut bien et qui est à la hauteur de toute circonstance dès qu’il le souhaite seulement. Je ne le sens que trop : Goethe et moi, nous ne deviendrons jamais amis ! Ses façons avec notre sexe ne me plaisent pas davantage. Il est ce qu’on nomme à proprement parler coquet. — (Le mot est en français dans le texte, mais « cavalier » rendrait mieux la pensée de Mme de Stein à notre avis, si l’on tient compte du membre de phrase qui suit.) — Il n’a pas assez de retenue avec les femmes.

« Déchirez ma lettre. Elle me fait l’effet d’une ingratitude vis-à-vis de Gœthe. Mais, pour ne pas tomber dans la fausseté, je lui dirai tout cela à lui-même aussitôt que j’en trouverai l’occasion. Portez-vous bien, cher Zimmermann et ne m’oubliez pas auprès de nos amies. »

Cette lettre est charmante autant que caractéristique. Il y a bien de la pénétration, de la bonne volonté morale et de la franchise derrière ce style décousu, qu’on dirait parfois d’une bien plus jeune femme, presque d’une petite fille. La situation de Gœthe à la cour et son influence sur le duc en particulier y sont appréciées avec autant de modération que de clairvoyance. Il nous semble qu’on peut entrevoir à travers ces lignes sans apprêt de quelle qualité devait être le charme indiscutable de Charlotte. Voici quelques passages de la lettre du 10 mai, de la même année 1776.

« Cher Zimmermann, je suis fâchée contre vous. Je me sentis toute joyeuse quand Gœthe m’apporta votre lettre et voilà que je n’ai pas trouvé un mot pour moi dedans. A la Saint-Jean, j’irai à Hanovre vous voir, pour me rendre ensuite à Pyrmont... Mes relations avec Gœthe sont étranges.. Huit jours après