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naturelles, mais il doit se conduire quelque temps de la sorte, pour gagner le cœur du duc et, ensuite, réaliser par lui quelque bien. C’est du moins ainsi que j’en juge pour ma part. Il ne me donna pas, quant à lui, ce motif et se défendit par des raisons bizarres, qui me parurent sans valeur. Il se montra très tendre vis-à-vis de moi et me tutoya dans la confiance de son cœur. Sur quoi, je l’avertis, avec le ton le plus doux du monde, de ne pas prendre cette habitude parce que personne ne saurait l’interpréter comme je le fais et que, au surplus, il néglige déjà trop souvent mainte autre convenance. Il se lève aussitôt d’un bond du canapé avec un air exaspéré, déclare qu’il doit partir, court un instant de-ci de-là pour chercher sa canne, ne la trouve pas et court à la porte sans prendre congé ni seulement dire bonsoir ! Voyez, cher Zimmermann, telles furent mes relations d’aujourd’hui avec notre ami ! Déjà plus d’une fois j’ai eu d’amers chagrins à son sujet. Cela, il ne le sait pas et ne doit point le savoir. Encore une fois, bonne nuit. »

Il s’agit sans doute dans ces dernières lignes des remontrances que Charlotte dut subir de la part des siens, en raison de l’attitude werthérienne que Gœthe se permit tout d’abord auprès d’elle, avant d’avoir été amené par son influence à une plus stricte maîtrise de soi. Nous savons que sa mère, Mme de Schart, en particulier, crut devoir l’avertir au début sur les familiarités « géniales » du jeune étranger. Elle reprend la plume deux jours plus tard pour continuer la même lettre.

Du 8 (mars 1776). — « Maintenant vous aurez aussi le bonjour. Je pourrais même vous dire encore une fois bonsoir avant le départ de la poste, mais je ne serai pas à la maison ce soir et il faut me séparer de vous dès la matinée. Je devais aller hier soir chez Wieland avec la duchesse mère, mais, comme je craignais d’y trouver Gœthe, je n’en fis rien. J’ai en effet bien des choses sur le cœur qu’il me faudrait dire à ce monstre (Unmensch). Non, ce n’est pas possible ! Avec cette conduite-là, il ne réussira pas dans le monde. Si notre doux Législateur se vit crucifier, celui-ci sera haché en morceaux ! Pourquoi cette constante attitude satirique (pasquilliren) ? N’avons-nous pas été tous créés par l’Être parfait qui sait bien supporter ses créatures telles qu’il les a faites ? Pourquoi donc en outre ces façons indécentes, ces jurons, ces basses expressions populaires ? Peut-être resteront-elles sans influence sur son attitude morale quand il