Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/926

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.



J’imagine l’Écosse humide aux gazons frais…
La Hollande : un moulin sur des eaux pudibondes…
Une nixe du Rhin coiffant ses nattes blondes
Avec le peigne pris aux gnomes des forêts
Quand passe un voyageur sur la vague profonde…

Je découvre les flots sauvages, les torrens
Qui murmurent au fond des gorges de Bohême…
Et la verte « Donaù » plus ample qu’un poème…
Et ces pâles ruisseaux où va boire en pleurant,
Dans les légendes d’or, la princesse qu’on aime !…

Je vois les doux, les purs, les délicats matins
Se baignant aux bassins d’Espagne et d’Italie…
Les fontaines de Rome et leur mélancolie…
Les lourds soleils couchans sous des roses éteints
Que reflètent les yeux pleurans de Castalie…

Car la Grèce m’accueille où l’onde n’a chanté
Que pour des chevriers, des dieux et des poètes,
La Grèce où, dénouant ses triples bandelettes,
Une nymphe lavait la belle nudité
Des chevilles d’Athène au front de violettes !

Je vais plus loin… plus loin… Il me souvient encor
Et du Gange opulent, et des fleuves de Chine,
Et des jaunes rameurs ployant leur maigre échine ;
Et des soirs d’Assouan, et des nuits de Louqsor…
Mes rêves font le tour du monde : j’imagine !…

— Or, me voici captive au bord d’un filet d’eau,
Un mince filet d’eau dans un jardin de France.
… Des roseaux balancés avec indifférence…
Une ombre qui s’allonge ainsi qu’un lent rideau…
Un saule échevelé qui frémit en silence…

Toute lueur évoque un paradis perdu,
La brume qui s’étend forme de blancs sillages,
Et j’ai, lasse d’errer de voyage en voyage,
À mes songes lointains peu à peu confondu
Ces brouillards cotonneux et ces penchans feuillages…