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que ne rythmaient même plus les habituels bruits confus de la nature, des hommes fauchaient, tandis que, la tête protégée par un foulard, des femmes, penchées, formaient et liaient des gerbes ; de solides et jeunes garçons, petits-fils des soldats de Napoléon, se pressaient, une faux ou un râteau sur l’épaule. Sous la moisson ondulante, cette terre, où des êtres humains répétaient le geste éternel du travailleur, donnait une impression de sereine magnificence. En ces lieux si paisibles, quarante ans plus tôt, on s’égorgeait, aux hourras des vainqueurs se mêlaient les plaintes des blessés et le râle des morts, et une grande nation, celle que ses ennemis, tout ensemble railleurs, jaloux et respectueux, appelaient la grande nation, était abattue. Rien dans la cruelle indifférence de la nature n’en avertissait le promeneur. Mais soudain, une tombe au bord du fossé, montra sa croix de bois ; un monument, plus loin, éleva sa stèle funéraire, et ce furent d’autres tombes et d’autres monumens. Comme dans un paysage célèbre un poteau indique le meilleur point de vue, des écriteaux indiquaient les endroits « sensationnels, » l’enclos des turcos, où le 1er  tirailleurs arrêta tout seul les efforts de deux corps d’armée, où le surlendemain de la bataille on marchait encore dans une boue sanglante, les Trois-Peupliers près desquels tomba Douay, la ferme où il acheva d’expirer, le château où les derniers troupiers tirèrent les dernières cartouches. Illusoire bonheur de la paix ! ces champs ne sont fécondés que d’ossemens, et l’image de la guerre se dresse ici à chaque pas, la guerre, depuis des siècles souveraine en ces lieux, et qu’on sent tapie derrière les montagnes, attendant l’heure, guettant l’occasion. Si, en suivant ce calvaire, un jeune Français, qui a de l’âme, plie sous le poids du désastre, sa fierté l’oblige à ne s’épargner aucune de ces douloureuses stations.

Une ferme, en haut de la route, un peu en retrait, entourée d’une vaste cour, où hurlent deux molosses attachés, se tasse derrière des arbres. C’est le Schafbusch. Rien n’y a changé depuis que rendit l’âme, dans une pièce au rez-de-chaussée, le général Douay, frappé au ventre par un éclat d’obus. Il était étendu à terre contre le dossier d’une chaise renversée, et coiffé encore du képi aux feuilles de laurier, quand le prince royal, victorieux, vint le saluer ; un médecin militaire se trouvait près de lui, et un petit chien. Le soir, à cinq heures, la dépouille