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UNE VILLE ALSACIENNE.

tourne, une cour intérieure où circule une galerie en bois, une date et la marque de profession gravées sur le linteau, ne manquent pas. Mais il faut les chercher dans des ruelles écartées, si étroites qu’une voiture y passerait à peine. On pousse une porte, et l’on découvre ici, à côté d’un tambour-major et d’une cantinière grossièrement dessinés sur le mur par un artiste local du second Empire, un chapiteau et une tête de Christ du XVe siècle ; là une balustrade dont la décoration variée reproduit les plantes du pays, vigne, tabac, maïs, tournesol ; plus loin, des encadremens de fenêtres joliment sculptés ; ailleurs, sous le rebord d’un premier étage, une frise gothique. Quelques maisons de la Renaissance subsistent aussi, comme celle du fameux Vogelsberger, une sorte de palais, dont le riche portail s’orne des armes que tiennent deux chevaliers, ou celle de Lambach, avec ses ornemens de pierre et son escalier en colimaçon. Dans plusieurs, l’influence dernière du gothique se mêle encore à la jeune Renaissance. Mais c’est sur la grande place, au centre de la ville, que se montre le caractère si français de Vissembourg. Tout à l’entour, ce ne sont que maisons du XVIIIe siècle. Devant soi, on a l’hôtel de ville, élevé en 1741, dans ce grès rose qui donne aux constructions alsaciennes un si tendre accent. Modèle dont s’inspirèrent tous les bourgeois : la grande rue n’est presque tout entière qu’une suite de maisons bâties d’après lui entre 1741 et 1795. C’est une joie que de contempler les moindres choses qu’un goût délicat a su rendre précieuses, un heurtoir, la rampe d’un perron, la grille d’un balcon, le palastre d’une serrure, l’espagnolette d’une fenêtre. Sur la tranquille place de l’église, qui, par les journées d’automne, avec ses arbres dépouillés, ses feuilles mortes que soulève le vent, sa petite rivière, immobile, éveille des souvenirs hollandais, et autour d’elle, d’autres maisons, de la même époque, se pressent, dont les vitres anciennes gardent encore leur pâle couleur verte.

Rien enfin n’a manqué à Wissembourg pour être parfaitement du XVIIIe siècle : la femme de Louis XV, la pieuse Marie Leczinska, y résida, de 1719 à 1725, et n’en partit que pour gagner Versailles. Mais, tandis qu’une autre ville de la Basse-Alsace, Saverne, devait connaître, avec les cardinaux de Rohan, tout le luxe et le plaisir du XVIIIe siècle, Wissembourg ne fut qu’un refuge heureux pour des proscrits qui tendaient la main.