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l’esprit vaincu, convaincu, verra de la lumière là où l’instinct d’abord avait reconnu la chaleur. Il en est ainsi pour M. Claudel, qui se sert à la vérité de formules à lui, que l’on condamnera si l’on veut, mais que le fait est là pour prouver efficaces et justes. Le pragmatisme vaut en cette matière. Il faut lire M. Claudel tout haut, ou bien l’entendre lire par une belle voix accoutumée à le prononcer. Comme l’a si joliment dit M. Camille Bellaigue, certaines syllabes ont la vertu d’un chant, et « le nom de Jérusalem n’a besoin pour nous émouvoir que d’être psalmodié. » Dans l’Annonce faite à Marie, dans les Odes et dans certaines parties de ses autres œuvres, quand M. Claudel a cherché l’harmonie et qu’il y a touché, c’est à cette vertu de chant que sa prose atteint, et on s’en aperçoit quand on la prononce. Cette poésie fait appel à toutes les ressources de la voix, l’infléchit et la tend, s’y modèle, s’y ploie, et en provoque toute l’étendue et toute la beauté.

Voici quelques passages de la dernière scène de l’Annonce faite à Marie, au moment où, Violaine étant morte, les trois hommes qui l’aimèrent s’essayent à la paix, tandis que la sérénité du jour qui s’éteint les enveloppe et les grandit.


« VERCORS. — O Pierre ! voici le temps où les femmes et les enfans nouveau-nés en remontrent aux sages et aux vieillards !

Voici que je me suis scandalisé comme un Juif parce que la face de l’Église est obscurcie et qu’elle marche en chancelant son chemin dans l’abandon de tous les hommes.

Et j’ai voulu de nouveau me serrer contre le tombeau vide, mettre ma main dans le trou de la croix.

Mais ma petite-fille Violaine a été plus sage.

Est-ce que le but de la vie est de vivre ? est-ce que les pieds des enfans de Dieu seront attachés à cette terre misérable ?

Il n’est pas de vivre, mais de mourir, et non point de charpenter la croix, mais d’y monter, et de donner ce que nous avons en riant !

Là est la joie, là est la liberté, là la grâce, là la jeunesse éternelle ! et vive Dieu si le sang du vieillard sur la nappe du sacrifice, près de celui du jeune homme,

Ne fait pas une tache aussi rouge, aussi fraîche que celui de l’agneau d’un seul an !

O Violaine ! enfant de grâce, chair de ma chair ! Aussi loin