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la grande galerie de Versailles. Tout est enveloppé dans le même tourbillon, tout nage pêle-mêle dans une fiction générale, où le dogme et la mythologie, l’Évangile et la Fable, ont la même importance et jouent le même rôle.

Il faut penser à cela, pour juger à leur prix ces peintures religieuses d’Espagne, d’une si terrible nudité, d’un laconisme si frappant. Rien de plus abrupt, de plus radical et de plus positif : aux choses les plus prodigieuses, aucune explication ; une précision de photographes pour réaliser les idées les plus déconcertantes. Voici un capuchon pointu, une petite tache pyramidale qui voltige en plein ciel, dans une atmosphère incolore, — un moine en prières qui plane aussi à l’aise que sur le carreau de sa cellule, comme un bizarre cerf-volant, un capucin de baromètre : c’est l’Extase de saint François, un des derniers ouvrages de la vieillesse de Zurbaran. L’exposition de Londres ne nous offre qu’un aperçu de ces peintures étonnantes : c’est assez toutefois pour remuer fortement. Il faut citer au moins une page curieuse de Murillo, d’une barbarie bien imprévue dans cette œuvre généralement dégoût un peu débile : un Christ cherchant ses vêtemens après la flagellation, un Christ à quatre pattes, tout nu, se traînant sanglant sur la terre, dans l’ombre, où deux anges crient de douleur. Jeu de scène tragique, et qui perce le cœur comme le coup de l’espada qui mate le taureau. Et voici, de Fray Juan Rizi, une Vierge de Montserrat, parée comme un fétiche, brune de peau comme une mûre sauvage suspendue à une muraille de roches en dents de scie ; — et enfin une de ces images d’une éloquence de catafalque, où excelle le génie macabre de l’Espagne : un Saint Bonaventure mort, en grand costume d’abbé, la barrette carrée sur la tête, assis dans sa chaise pour écrire de sa main de fantôme, comme le raconte la légende, les dernières pages de sa Vie de saint François.

Certes, cette vision d’outre-tombe, cette larve du moyen-âge chez un décadent de la fin du XVIIe siècle, laisse cet arrière-goût de pourrissoir que donnent seuls, à Séville, dans l’hôpital de Don Juan, les fameux tableaux de Valdès Léal. Mais ce cadavre qui ressuscite, ce revenant qui se prolonge trois jours après la mort, n’est-ce pas un peu, à cette date, le portrait de l’art espagnol ? On comprend la violence de la révolte d’un Goya, lorsqu’il se met à secouer ce poids mort d’archaïsmes. L’exposition des Grafton galleries nous laisse sur cette explosion de vie et de