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avec son profil ébréché, ravagé, de consul tombé dans le malheur, et qui vit d’un petit métier avec la mine d’un César en disponibilité. C’est la première entrée dans l’art de cette plèbe de déclassés, déchets des grandes aventures, rebut des épopées et des songes héroïques, populace incapable de se plier aux cadres de la vie régulière, et qui formait, en marge de la société, la plus belle vermine humaine et la plus fière bohème qu’on eût vue dans le monde. Les figures, au soleil, ont pris les mêmes crevasses, le même ton de terre cuite que l’argile des vases à panse spongieuse. La composition, puissamment établie, étage de fortes architectures, ayant pour base les masses sphériques des poteries et pour sommet la tête dure et sèche de l’Aguador. Ainsi l’artiste a fait tenir dans le raccourci de trois figures une vision de l’Espagne, un de ces groupes éternels qui, dans tous ces pays de l’ardeur et de la soif, se composent autour d’une goutte de fraîcheur.

On peut se divertir à rêver un Velazquez, demeuré dans son Andalousie, et continuant à développer cette illustration des types populaires. Il y a un trait, en tout cas, qui distingue de toutes ses pareilles cette admirable page : la grandeur. Tout jeune, en effet, Velazquez fut considéré comme un maître. Il est imité à Séville comme Rembrandt l’est à Leyde. L’exposition de Londres nous montre tout un lot de ces pastiches ; il y en a d’effrontés, de simples plagiats ; d’autres se contentent d’emprunter les thèmes et la manière. Ce fut évidemment une industrie locale, un article à succès, très demandé par l’amateur. Et il en est de fort curieux, de ces « faux Velazquez, » comme ce mendiant (de Pablo Legote ? ), espèce de vieux biberon attendri sur sa gourde, à côté d’une enseigne ronde, où se distingue vaguement une kermesse de Téniers. — Il y aurait d’ailleurs tout un travail à faire sur ce qu’on ose parfois, dans les galeries anglaises, mettre sous le nom de Velazquez : ne lui donne-t-on pas encore des tableaux d’Italiens obscurs du seicento, comme la petite Bohémienne d’Antonio Amorosi, et jusqu’à des figures burlesques, plates bouffonneries napolitaines, comme celle d’un matassin de commedia dell’arte, armé de sa seringue ? — Non, jamais Velazquez ne s’est abaissé à cette qualité de comique ou de sensiblerie. Son goût, déjà souverain, lui défend cette indignité. Il a pu, par dureté, par jactance de jeune homme, outrer l’indifférence, rechercher exprès