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dans le cas de Velazquez, il s’agit de substituer à des locutions d’emprunt, à des expressions vagues et neutres, un vocabulaire neuf, et de se construire, avec des élémens autochtones, une vision à l’espagnole.

Ces quatre ou cinq tableaux, — les seuls parfaitement authentiques dans la foule de bodegones attribués à Velazquez, — frappent par un caractère étrange de sérieux. Dans ce genre de « bambochades, » ils étonnent par une note inattendue d’austérité. Quand on se rappelle la bonne humeur, la pétulance de Frans Hals, ses gamineries étourdissantes en pareille circonstance, on ne peut s’empêcher de regretter un peu cette absence de bonhomie dans des sujets où l’on voudrait plus de légèreté. Toutes les figures sont pétrifiées ; le rire même se fige en grimace. Sans doute, cela tient à la maladresse du peintre, à son manque de souplesse : l’effort d’expression est tel, que toute grâce disparaît. Mais il y a là surtout un trait du réalisme espagnol : cette espèce d’ironie à froid, cet humour glacial qui se plait à décrire imperturbablement des choses révoltantes et rend intolérable la lecture à haute dose de Lazarille de Tormes ou de Guzman d’Alfarache. Vous rappelez-vous, dans ce roman, la première aventure du héros, l’histoire de l’omelette couvée, comme aussi la suivante, celle du boudin de mule donné pour boudin de veau ? J’y songe malgré moi, devant la Vieille à l’omelette de la collection Cook. On mange dans les tableaux flamands ou hollandais, quelquefois on s’y goinfre, mais c’est avec jovialité ; on mange chez les Le Nain, mais avec dignité et une sorte de respect pour les alimens de la vie. C’est cette intimité, cette cordialité qui manquent aux réalistes espagnols ; on sent chez eux comme un plaisir de mépriser l’objet de leur art, comme une acre rancune contre les médiocrités de la vie. Il semble qu’on ne lui pardonne pas de ne pas ressembler aux illusions qu’on s’était faites, et qu’on se venge de la déception en exagérant le ridicule et l’insignifiance de la réalité.

Cette absence de sympathie, cette sécheresse rebutante est le grand grief qu’on puisse faire à ces bodegones de Velazquez. Quel intérêt pouvons-nous prendre à ce réalisme de victuailles, à ces portraits d’oignons, de jambons, de calebasses, si l’artiste, par surcroit, n’y ajoute un peu du sien ? C’est ici qu’on sent le mérite de ces « petits maîtres » hollandais, qui mettent tant de cœur, de tendresse, d’ingéniosité dans leurs menus ouvrages et