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Prado ? Je retrouve sa houppelande sur les épaules de l’inconnu : on dirait que Greco (décidément c’est lui) s’est souvenu ici de ce portrait de son vieux maître, et a pris le même uniforme pour se montrer à nous une dernière fois. Cet adieu est lugubre. ! Sans doute, la fin de l’artiste paraît avoir été assez mélancolique ; c’était chez lui la gêne, les dettes, mille soucis. Puis, il était malade, certainement guetté par la paralysie. Sa dernière signature, récemment retrouvée, gauche, informe, ataxique, ne laisse guère de doute à cet égard. Mais ce qui domine tout, sur ce triste visage, — et cela peut-être achève de confirmer la conjecture, — c’est une expression d’anxiété que je retrouve dans le portrait de l’ « heureux » Titien[1] : l’amertume de l’artiste qui meurt avant d’avoir atteint un certain idéal d’expression ou de beauté.

Que ce soit là le mal de Greco et la clef de son « cas, » il suffit, pour s’en persuader, de jeter les yeux sur deux tableaux dont la réunion à Londres forme un des enseignemens les plus remarquables de l’exposition. Ce sont deux exemplaires d’une œuvre de jeunesse, les Marchands chassés du temple ; un troisième exemplaire se trouve à la National Gallery, un quatrième dans une église de l’Estramadure, à Jerez. Ces répétitions d’un sujet sont tout à fait dans la manière de Greco ; nous possédons trois éditions de la Guérison de l’aveugle, autant de l’Expolio. On serait tenté, bien à tort, de prendre ce procédé pour marque de stérilité. C’est, au contraire, le signe de l’« artiste, » de l’homme qui s’occupe peu de la matière de son œuvre, et qui s’intéresse uniquement à sa perfection : on citerait de pareils exemples de tous les grands stylistes, de Titien lui-même, d’un Mantegna ou d’un Rembrandt. Eux aussi passent leur vie obsédés des mêmes problèmes. Ils retournent perpétuellement les mêmes sujets et les mêmes thèmes, sans jamais se contenter du résultat acquis. Seulement, la plupart du temps, ces reprises n’ont lieu qu’à de longs intervalles ; un Rembrandt, un Titien, moins nerveux, plus patiens, laissent reposer leurs idées, profitent de leur sommeil, n’y reviennent que plus forts, enrichis d’expérience. C’est sur l’heure que Greco remanie et corrige, martèle sa matière et la tord, pour la rejeter au feu et l’en faire ressortir plus belle.

  1. Voyez, sur ce portrait, l’étude de M. de Wyzewa dans la Revue du 15 août 1904.