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spéculation ou une fantaisie ? Dans le second cas, il eut lieu d’être satisfait, car cette époque de sa vie est riche en souvenirs agréables. La spéculation, au contraire, fut malencontreuse, et l’on a quelque peine, à s’expliquer pourquoi, car Labouchere avait réuni autour de lui, comme auteurs, les écrivains dramatiques les plus populaires, et, comme acteurs, il avait pressenti, avant l’heure de leur gloire, le talent de Toole, de Charles Wyndham et de Henry Irving. Le vieux Ryder lui prêtait sa belle voix creuse et profonde qui rappelait, aux spectateurs venus de France, Maubant et Beauvallet. Sa jeune première était Henrietta Hodgson que je me souviens d’avoir vue, peu d’années après, dans le rôle touchant de la jeune fille aveugle des Derniers jours de Pompéi, le mélodrame, alors fameux, de lord Lytton. N’ayant pu en faire une grande tragédienne, Labouchere en fit sa femme.

Le représentant de Middlesex fut plus heureux dans une autre spéculation. Il acheta une part dans la propriété du Daily News qui, fondé depuis plus de vingt ans, n’avait pas encore réussi à se créer un public. Par les articles qu’il y écrivit, il contribua à relever le journal de la langueur où il végétait. Mais ce fut surtout au moment de la guerre franco-allemande que ses lettres, datées de Paris (septembre 1870-février 1871), firent la fortune du Daily News. Elles ont été réimprimées sous le titre de Journal d’un assiégé (Journal of a besieged résident) et elles n’ont pas été moins bien accueillies, chaque fois qu’elles ont reparu devant le public. M. Algar Thorold pense que le Journal d’un assiégé restera le meilleur titre de Labouchere à un nom durable en littérature. Je ne puis partager cette opinion. Ces pages, si pittoresques, laissent une impression fausse dans l’esprit du lecteur et elles montrent trop clairement la limite où s’arrêtait ce brillant esprit. Le siège de Paris, en 1870, — j’en appelle à ceux qui l’ont vu et qui sont encore nombreux ! — fut un drame shakspearien ; il eut ses clowns et ses héros. Les clowns, il est vrai, occupaient le devant de la scène, mais les héros étaient visibles pour qui voulait les voir. Labouchere ne sut apercevoir que le point faible des hommes et le côté ridicule des choses. Les larmes qu’elles contiennent lui échappaient absolument et, les eût-il aperçues, les moyens d’expression lui auraient manqué pour les traduire et il se serait ri au nez s’il s’était vu dans un miroir, essayant de pleurer sur une