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sinon, cet article aurait les mêmes dimensions que le gros volume placé sous mes yeux. Suivons-le cependant à Boston où son chef l’a envoyé pour surveiller les agissemens de certain patriote irlandais nommé Meagher, qui était attendu dans ce port. En arrivant à Boston, la première chose que fait le jeune diplomate est de perdre dans une maison de jeu tout l’argent qu’il a en poche. Il écrit à Washington, mais deux jours devront s’écouler avant qu’il reçoive de nouveaux subsides. Il couchera dans la campagne et fera son tub matinal dans la mer. Mais il faut manger. Le soir du second jour, mourant de faim, il entre dans un restaurant et se commande un bon diner, sans avoir la moindre idée de la façon dont il acquittera la carte. Heureusement, le hasard l’a conduit dans un restaurant tenu et fréquenté par des Irlandais. Un garçon s’approche respectueusement de lui : « Pardon, monsieur ! Ne seriez-vous pas l’illustre patriote Meagher que nous attendons ? » — « Chut ! » répond Labouchere avec solennité, en mettant un doigt sur sa bouche. Alors on s’empresse autour de lui ; on lui apporte les mets les plus délicats, les vins les plus choisis. Se sentant maître de la situation, il réclame sa note avec aplomb. « Jamais, s’écrie le patron, je ne recevrai l’argent de l’illustre Meagher ; ce sera assez pour moi, si j’ai l’honneur de lui serrer la main. » — « Je consentis à lui faire cet honneur, ajoute Labouchere en terminant ce récit ; je crois même que je voulus bien serrer la main de tous les garçons de l’établissement. »

De Washington, on l’envoya à Munich, puis à Stockholm, puis à Francfort, et à Saint-Pétersbourg. Il avait une pauvre opinion des Allemands et, dans ses souvenirs, il a caricaturé impitoyablement les mœurs patriarcales de la bourgeoisie allemande. Un seul Allemand lui parut aimable : c’était le comte de Bismarck, dont il resta l’ami jusqu’au bout, et ce trait suffirait à me prouver qu’il ne lui restait pas grand’chose de son origine béarnaise, car s’il avait eu deux gouttes de sang français dans les veines, ces deux gouttes se seraient mises à bouillonner au contact de notre grand ennemi.

A Stockholm, il eut un duel avec certain diplomate autrichien qui avait osé dire que les Anglais avaient perdu le sentiment de l’honneur. Il a raconté, en se rendant aussi ridicule que possible, ce duel qui, pourtant, l’avait couvert de gloire et lui avait valu une véritable popularité dans le monde anglais. A