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nouveau maître. Les grands propriétaires aimaient à rappeler qu’ils avaient toujours été ennemis de la classe bourgeoise et toujours favorables à la classe populaire ; les bourgeois eux-mêmes se souvenaient avec un certain orgueil que leurs pères avaient été ouvriers, et, quand ils ne pouvaient pas remonter, à cause de l’obscurité inévitable des généalogies, jusqu’à un ouvrier qui eût travaillé de ses mains, ils tâchaient du moins de dater d’un malotru qui eût fait sa fortune par lui-même. On prenait autant de soin à mettre en évidence celui-là qu’on en eût mis, quelque temps auparavant, à le cacher, tant il est vrai que la vanité des hommes, sans changer de nature, peut donner les spectacles les plus divers. Elle a une face et un revers, mais c’est toujours la même médaille.


Oui, c’est peut-être toujours la même médaille, et peut-être c’est toujours la même figure, mais ce n’est plus le même homme. Cet homme, l’homme de 1848, n’est semblable à aucun homme qui ait été, à aucun homme qui sera ; il n’a pas eu d’ancêtre et n’aura pas de descendant. Dans le long développement de l’humanité, c’est un type qui ne peut se fixer et qui ne dure que quelques années. Tâchons de le saisir au passage. Il est à la fois sublime et stupide, vénérable et ridicule, honnête, pur et fait pour être berné, digne d’être donné en exemple à la fois de ce qu’on devrait faire et de ce qu’on ne doit pas faire. Impossible de sentir plus noblement, mais plus à tort, de penser plus généreusement, mais plus mal, de raisonner plus sincèrement, mais plus faux. Les railleurs l’appellent « une vieille barbe, » et cette barbe est plus vieille encore qu’ils ne le croient, puisqu’elle a commencé de pousser en 1830. Il a fallu, pour produire un tel phénomène, un tel accident, la coïncidence de toutes sortes de causes, la rencontre de toutes sortes de circonstances : les trois Glorieuses, et la déception qu’elles ont laissée, l’échec des conspirations armées, la prédication communiste, et l’orientation du vœu populaire vers la réforme électorale ; la formation d’un prolétariat industriel et son agglomération dans les centres ; de l’autre côté, la formation d’une féodalité financière, livrée à la spéculation sans frein, comme dans les affaires de chemins de fer ; en face de la démocratie grandissante, une « bureaucratie » envahissante ; l’ignorance totale où est la bourgeoisie qui vote de tout ce qui traverse et ravage l’esprit des masses qui ne votent pas ; cette bourgeoisie absorbée dans l’adoration du veau d’or, affamée et assoiffée de jouissances immédiates, incapable soit de se modérer, soit même de dissimuler ; et, en face d’elle, les déshérités d’hier et de toujours pris aujourd’hui d’une furieuse