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terriblement « d’actualité. » On se dispute les exemplaires d’une lithographie représentant le suicide d’un ouvrier anglais par désespoir de ne pouvoir gagner sa vie. Chez Sue lui-même, un ouvrier va se pendre, avec ce billet dans la main : « Je me tue par désespoir : il m’a semblé que la mort me serait moins dure si je mourais sous le toit de celui qui nous aime et nous défend. » L’auteur ouvrier d’un petit livre très lu par les ouvriers, le typographe Adolphe Boyer, se suicide aussi, par désespoir : est-ce donc, comme le voulait George Sand, « le regret d’une féodalité qui du moins nourrissait l’esclave ? » Est-ce « le tourment d’une vaine espérance ? » Est-ce donc, avec « la multiplication du travail, l’augmentation de la misère ? »

Ce qui est certain, c’est que tout le monde à présent lui parle sans cesse de sa misère et qu’il éprouve une sorte de jouissance amère à ce qu’on lui en parle. Il veut l’avoir continuellement dans les oreilles et devant les yeux, il aime à s’en faire une obsession. D’autres romanciers, Alexandre Dumas, Frédéric Soulié, sollicitent l’élément populaire ; mais ils n’ont pas une saveur assez acre. A la bonne heure, le mélodrame de Félix Pyat, qui gratte, racle et écorche, Les deux Serruriers, Le Chiffonnier de Paris. L’émeute même est mise à la scène : ainsi l’émeute lyonnaise de 1834, dans Toussaint ou la fille du prolétaire, par Antony Thouret.

Le « prolétaire » est le roi du jour. C’est aux « prolétaires » que s’adressent les livres d’histoire, comme le Peuple, de Jules Michelet ; c’est aux « prolétaires » que Lamartine raconte en poète l’Histoire des Girondins (j’en ai retrouvé, beaucoup plus tard, des livraisons chez un forgeron de village) ; c’est pour les « prolétaires » tout spécialement que sont faites les histoires, déjà mentionnées, de Cabet et de Laponneraye. Les « prolétaires » sont emportés par une si grande curiosité de savoir qu’on en voit mordre au Dictionnaire politique de Pagnerre et Duclerc. Des « prolétaires » suivent, à la mairie de l’ancien IIIe arrondissement, les cours où, sous prétexte d’astronomie, Auguste Comte s’échappe souvent en généralités philosophiques et politiques. Mais ils ne sont avides de rien autant que de leur propre histoire. Ils se plaignent et s’admirent dans les rapsodies, aussi ennuyeuses et prétentieuses que déclamatoires, de Vinçard aîné et de Robert (du Var). Écoutons un peu celui-ci, Robert (du Var), Histoire de la classe ouvrière, publiée de 1845 à 1848.