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main de Bonaparte cherchera de saisir par tous les moyens. » Il s’étonne que d’excellens princes, réunis au Congrès de Vienne, n’aient réussi qu’à exciter le mécontentement universel. Il prévoit que Napoléon s’emparera des élémens incendiaires de l’Europe et en profitera si Alexandre n’est pas déclaré dictateur européen. L’armée française, dont il loue la force physique et morale, réunit dans sa pensée l’idée de son avilissement à l’idée des Bourbons et celle de sa gloire à celle de Napoléon. « Un tel sentiment, une fois avéré dans l’âme des Français, peut leur faire soulever des montagnes ! » Il connaît l’ascendant de l’Empereur et il en a des preuves qui doivent inspirer l’étonnement et même l’effroi. S’il s’avisait de jouer à l’Auguste, de rappeler les émigrés, de les pensionner et de se réconcilier avec le Pape, « le danger, dit-il, serait porté au comble. L’homme par lui-même n’est rien. C’est un ballon qui n’est qu’un vaste chiffon dont la grandeur, la beauté et la puissance dépendent uniquement du gaz qui le remplit. Ce gaz se nomme religion, orgueil, liberté, etc. En un mot, tout dépend du sentiment moral qui enflamme l’homme et qui augmente ses forces sans mesure. » Mais, tandis qu’autour de lui chacun tremble, le comte de Maistre demeure impassible. C’est l’homme d’Horace qui reste impassible au milieu des ruines de l’univers. Il recommence ses prédictions. Il annonce intrépidement que Bonaparte tombera une seconde et dernière fois, et que la famille royale reprendra sa place. Il ne méconnaît pas que la tâche sera difficile, car depuis quinze ans les Français sont élevés dans la crainte et l’amour de leur chef héroïque. « Il n’y a pas de soldat qui ne puisse dire :


Je ne connais que lui, sa gloire et sa puissance !


« Dans les collèges, les académies, les théâtres, à l’église comme au corps de garde, on n’a entendu parler que de Bonaparte. Jamais une armée ne se détache du capitaine qui l’a fait vaincre… Mais quoi qu’il arrive, et quelques succès que puisse avoir Bonaparte, personne ne peut douter du rétablissement de la Maison de France, et tout ce que nous voyons n’est qu’une opération de chirurgie nécessaire à la France… ; Bonaparte, je l’espère et je le crois même, ne sera rentré que pour périr. » Il fallait la foi inébranlable de Joseph de Maistre pour oser faire de telles prophéties. Et pourtant, elles se réaliseront.