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depuis seize ans, je trouve les Français très honnêtes à mon égard. »

Le comte de Maistre explique ainsi l’animosité de Napoléon contre la Maison de Savoie. « La haine qu’il a vouée à l’Angleterre retombe sur nous, et, du moment où il nous a vus sous sa tutelle seule, il était de toute évidence qu’il allait tomber sur nous. Il refuse de reconnaître Sa Majesté comme souverain ; il fait disparaître son nom de tous les calendriers qui lui obéissent. Et lorsque avec cet homme qui tient l’Europe dans sa main, on en viendra à une paix finale, s’il vient à s’obstiner irrévocablement et à faire des offres acceptables à l’Angleterre sans vouloir entendre parler de nous, celle-ci fera-t-elle la guerre pour le Roi ? » Il en doute. Que n’a-t-il en face de lui des adversaires comme Bonaparte avec lequel il pourrait s’expliquer et voir clair dans la situation actuelle ? « Sa première qualité, dit-il, est de connaître les hommes, grâce à quoi on peut les mener et les asservir. Sans cette qualité, il ne serait pas ce qu’il est. » Il est assuré que l’Empereur a vu dans sa tentative un élan de zèle sincère, et « comme la fidélité lui plaît depuis qu’il règne, en refusant de m’écouter, il ne m’a cependant fait aucun mal. » Joseph de Maistre aurait voulu l’abor-i der par ces mots : « Faites-moi fusiller demain, mais écoutez-moi aujourd’hui ! Regardez tout ce que j’ai l’honneur de vous dire comme des pensées qui se sont élevées dans votre cœur. ». Il est à regretter que Napoléon n’ait pas accepté l’entretien, car entre ces deux hommes, il y eût eu une belle lutte d’esprit à esprit.

L’auteur des Considérations sur la France portait en tout et partout son jugement pénétrant. Une simple parole prenait dans sa bouche un accent orignal et saisissant. Désolé de voir autour de lui si peu de capacités, il en souhaitait la venue, et il disait à sa fille Constance : « Faire des enfans, ce n’est que de la peine ; mais le grand honneur est de faire des hommes et c’est là ce que les femmes font mieux que nous. » Il n’en connaît pas qui aient les capacités de Napoléon et, tout en le détestant, il exalte son génie : « Un usurpateur qu’on arrête aujourd’hui pour le pendre demain, écrit-il le 18 janvier 1809, ne peut être comparé à cet homme extraordinaire qui possède les trois quarts de l’Europe, qui s’est fait reconnaître par tous les souverains et qui a pris plus de capitales en quinze ans que les plus grands