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réussissaient à chasser les vapeurs de la petite marquise ; mais, deux ans plus tard, lorsque Charles de Sévigné alla rendre visite à sa mère à Livry, elle le trouva toujours fort souffrant. Les drogues féroces des médecins de Paris, « qui le purgeaient jusqu’au fond des os, » eurent raison, après cinq mois de traitement, de cette interminable maladie, et il s’en retourna chez lui « avec un fonds de philosophie chrétienne, chamarrée d’un brin d’anachorète, et sur le tout une tendresse infinie pour sa femme, dont il est aimé de la même façon, ce qui fait en tout l’homme du monde le plus heureux parce qu’il passe sa vie à sa fantaisie. »

J’aime, pendant ces beaux étés, à contempler le bon Sévigné, assis, vers le soir, entre chien et loup, sous les orangers fleuris du grand parterre des Rochers ; à ses côtés, cette pâle et pieuse jeune femme, dont il ne cesse d’être le tendre amoureux ; de l’autre côté de la grille, s’étend la « sainte horreur » des bois, et du fond de la futaie, le vent leur apporte parfois quelque jolie ritournelle d’opéra : c’est que la vieille marquise, — cette « maman-mignonne » que le marquis aimait « mille fois mieux que tout ce qu’il y a dans le monde, » — se promène dans le crépuscule des grandes allées, marchant et chantant gaiement ; son laquais la suit qui porte ses livres : un livre de dévotion et un livre d’histoire. Enfin, sur les sept heures, une cloche sonne ; c’est le souper. La famille se réunit, et puis, pendant que les premières étoiles s’allument, ils retournent un instant au jardin, où l’odeur des orangers flotte plus lourdement dans la nuit commençante. MM de Sévigné regarde d’un œil d’envie la masse sombre des bois, au travers de la belle porte de fer forgé ; mais un soupçon de rhumatisme suffit pour la rappeler à la raison. Ils rentrent, le marquis prend un livre gai, « de peur de dormir, » et fait pâmer de rire son auditoire bienveillant, qui le trouve de la force de Molière. A dix heures, il ferme la page et s’en va avec sa femme. Mme de Sévigné reste seule un long moment dans la salle basse. « Un peu rêver à Dieu, à sa providence, posséder son âme, songer à l’avenir… » Puis elle s’assied sous la lampe, tire son écritoire, et commence à causer avec sa fille, là-bas, en Provence. «… Voilà quelle est à peu près la règle de notre couvent. Il y a sur la porte : Sainte liberté, ou fais ce que voudras. »