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Était-ce le résultat des prières de la mère ? Ninon se lassa vite de cet amant léger et froid. C’était, disait-elle, « un cœur de citrouille fricassé dans de la neige, » — et le mot plut à Mme de Sévigné par la justesse de sa fantaisie ; — c’était, disait-elle encore, « une âme de bouillie dans un corps de papier mouillé. » Sévigné n’en voulait pas trop à Ninon de sa verte franchise ; il convenait de sa froideur, et la reprochait même, en riant, a sa mère : « il me dit que je lui avais donné de ma glace et qu’il se passerait fort bien de cette ressemblance. »

Et son amour pour la vieille Ninon finit par une solide amitié : c’était la fin accoutumée de ses engouemens : ce garçon n’était pas méchant ; jamais, à l’instar de son cousin Bussy-Rabutin, il n’insultera la femme qu’il vient d’adorer. C’est peut-être qu’il ne les a jamais beaucoup aimées : l’épine laissée au cœur s’arrache vite et la plaie ne s’enflamme point.


Quelques semaines après sa rupture avec Ninon, Sévigné s’éprend de nouveau, et c’est encore d’une femme célèbre, une petite brune, assez laide, avec des yeux ronds d’oiseau, mais de cette sorte qui bouleverse l’esprit des imaginatifs : c’est la Champmêlé, la grande comédienne, — « la jeune merveille, » « la petite Chimène, » comme dit cavalièrement Mme de Sévigné. Elle était la confidente de l’affaire, — la confidente, ou peut-être plutôt le confesseur, — car, sachant toute la faiblesse de son fils, elle n’osait lui retirer le bienfait de ses conseils.


Il me montre de ses lettres qu’il a retirées de cette comédienne ; je n’en ai jamais vu de si chaudes ni de si passionnées : il pleurait, il mourait. Il croit tout cela quand il écrit, et s’en moque un moment après.


Mais Chimène, tout comme Ninon, « se lasse d’aimer sans être aimée. » Elle pensait sans doute, avec M. de La Rochefoucauld, que Sévigné n’était guère du bois dont on fait les fortes passions. Et voilà une rupture où le baron ne se montre pas à son avantage. Ninon avait demandé à Sévigné de lui faire lire les lettres de la comédienne ; il les lui prêta. Mais, à parcourir ces jeunes pages enflammées et sincères, la vieille courtisane, « fort jalouse toujours des autres femmes, » sentit au cœur la morsure d’une envie ardente, et, dans le dessein de perdre Chimène, elle voulait envoyer tout le paquet à son amant en titre. Ce fou de Sévigné, ce faible Sévigné, comprit la chose comme