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tactique, mais en avait su perfectionner les préceptes. Le Premier Consul reçut en 1803 le vieux maréchal qu’il tenait en sincère estime et lui donna audience entouré de ses généraux. Quand le soldat de Clostercamp et de Yorktown s’avança, Bonaparte lui dit : « Monsieur le maréchal, voici vos élèves. » Rochambeau répondit : « Ils ont surpassé leur maître. »

Après avoir failli mourir de ses blessures en 1747, Rochambeau vécut jusqu’en 1807 et dort maintenant dans le petit cimetière de Thoré en Vendômois, sous un sépulcre de marbre où une inscription, dictée par sa veuve, retrace, au soir d’une très longue vie, le tableau de ces qualités qui avaient gagné son cœur de jeune fille plus d’un demi-siècle auparavant : « Modèle aussi admirable dans sa famille que dans les armées, juge éclairé, indulgent, toujours occupé de l’intérêt des autres… une vieillesse heureuse et honorable a couronné une vie sans tache. Ceux qui furent ses vassaux sont devenus ses enfans… Sa tombe m’attend. Avant d’y entrer, j’ai voulu y graver la mémoire de tant de mérites et de tant de vertus, en reconnaissance de cinquante années de bonheur. » Sur la plaque à côté se lit : « Ici repose Jeanne-Thérèse Telles d’Acosta, décédée à Rochambeau à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, le 19 mai 1824. » Au château, où un gracieux accueil attend tout voyageur épris de ces souvenirs, se voient le ravissant portrait, par Latour, de celle qui, sur ses vieux jours, s’exprimait ainsi, le portrait dans l’uniforme blanc d’Auvergne du fils de Rochambeau qui mourut à Leipzig, l’épée de Yorktown, l’aigle des Cincinnati américains, à côté de l’étoile du Saint-Esprit, un portrait de Washington donné par le commandant en chef à son ami de France et quantité d’autres précieux objets. Au pied de la terrasse coule à pleins bords, entre les prés et les bois, ce Loir qui tient une si belle place dans la littérature française, grâce à un parent des Rochambeau d’autrefois, Pierre de Ronsard.

On souhaitera peut-être savoir ce que devint Closen. Envoyé aux Iles avec le reste de l’armée, il en éprouva, comme tous ses camarades, une vive déconvenue, plus vive même à cause de sa fiancée que les beautés américaines ne lui avaient pas fait oublier. Il avait inséré dans son journal une page de silhouettes représentant une douzaine de ces dernières, mais avait pris soin d’écrire au-dessous : « Honni soit qui mal y pense. » Au moment d’embarquer, il note : « Je n’ose dire tout ce que j’éprouvai et