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noblesse d’âme, de la magnanimité et de la fermeté de caractère. Il avait l’air de dire : Je n’ai rien à me reprocher, j’ai fait mon devoir et je me suis défendu autant qu’il a été possible. » Dans tous les journaux d’officiers français, Cornwallis est jugé de même.

Sur l’état de la petite ville si tranquille aujourd’hui et comme endormie au pied de la grande colonne de marbre érigée par ordre du Congrès, « avec les emblèmes de l’alliance, » au bord de l’eau bleue, parmi les dunes de sable[1] que bouleversèrent à nouveau, depuis, les sanglans combats de la guerre de Sécession, les témoignages concordent aussi. L’abbé Robin note la quantité de cadavres, « de membres épars qui infectaient l’air, » mais de plus, en abbé lettré qu’il était, le nombre de « livres amoncelés, semés dans ces ruines, » livres « de piété et de controverse, » les « œuvres du célèbre Pope, les traductions des Essais de Montaigne, de Gil Blas de Santillane, l’Essai sur les Femmes, de M. Thomas, » ce sévère Essai, si goûté alors en Amérique, où les mondaines étaient invitées à se pénétrer des « sentimens de la nature qui naissent dans la retraite et qui croissent dans le silence. »

Rien ne montre mieux que ce qui se passa dans cette occasion solennelle la vraie nature du sentiment qui avait animé les Français pendant la campagne et comment, avec leur nouvel enthousiasme pour les droits des peuples et la liberté, ils avaient combattu comme pro-américains plus encore qu’anti-anglais. Rien de blessant dans leurs dires, de triomphant dans leur attitude vis-à-vis d’un adversaire vaincu. Par une attention généreuse, quand les Anglais déposèrent leurs armes, « on eut

  1. Dès 1796, époque de la visite de La Rochefoucauld-Liancourt, la ville, jadis prospère, était une bourgade morte de huit cents habitans dont les deux tiers, gens de couleur : « les habitans, dit-il, y sont sans occupation. Les uns vendent en détail des liqueurs spiritueuses et quelques étoffes ; d’autres s’appellent avocats, d’autres juges de paix. La plupart ont, à quelque distance de la ville, une petite ferme qu’ils vont visiter tous les matins ; mais tout cela n’occupe beaucoup ni la tête, ni le temps ; et les habitans d’York, qui vivent en très bonne intelligence, occupent l’un et l’autre bien plus assidûment en dînant ensemble, en buvant du punch, en jouant au billard ; pour donner un peu plus de piquant à cette vie habituelle, ils changent souvent le lieu de leurs assemblées… Le nom de M. le maréchal de Rochambeau y est en grande vénération. » (Voyage dans les États-Unis. Paris, an VII, t. VI, p. 283.)
    La colonne, votée dès octobre 1781, ne fut érigée qu’un siècle plus tard, la première pierre fut posée en 1881, lors des fêtes du centenaire, en présence des représentans de l’ancienne alliée et des descendans des officiers de Washington, Rochambeau, d’Estaing, de Grasse.